« Le manuscrit », Daniel Argelès

Le manuscrit

Phil écrit une phrase, puis s’arrête. Face à lui le mur est blanc, fissuré dans le coin gauche sous le plafond. Soupirant, il recapuchonne son stylo et le pose en marge de la feuille, couverte aux deux tiers d’une écriture nerveuse mais régulière. À main gauche s’empilent les feuilles déjà rédigées du manuscrit, face contre table ; à main droite, les fiches cartonnées, volantes sur le dessus, reliées par un élastique en dessous. Un livre en retrait les surplombe, ouvert à la dernière page sur un présentoir, ainsi qu’un fichier métallique où il range maintenant la fiche du dessus. Plus loin à gauche, sur une grande feuille jaunie scotchée à la table par les quatre bords, traits et flèches s’entrecroisent en tous sens, reliant têtes de chapitre et intertitres, capturant concepts et mots-clés, noms d’auteur et références dans une vaste toile. Trois lignes pâlissantes se distinguent encore en son cœur, cernées d’un ovale équarri par la multitude des flèches.

Temps, espace et souvenir

chez Proust, Joyce et Musil.

Pour une approche herméneutique comparée.

Assis à son bureau, sur l’unique chaise de la pièce, Phil occupe à peu près le centre de l’espace. Reculant contre le dossier, il murmure plusieurs fois le titre par devers soi, puis, pivotant lentement sur lui-même, considère d’un œil étonné les choses qui l’entourent : le mur blanc et sa fissure ; la moulure horizontale qui ceinture la pièce à mi-hauteur, filant d’un pan de mur tapissé de livres à l’autre ; l’applique du radiateur à la bouche grillagée de métal. De ses barreaux en fer forgé, la rambarde du balconnet quadrille l’arbre de la cour jusqu’à la dernière branche. Le chambranle de la porte-fenêtre, projetant une ombre oblique sur sa table de travail, coupe par le travers la page en cours de rédaction.

Contrarié, Phil referme le livre d’un mouvement sec. Il va le ranger sur une des étagères derrière lui, repère l’ouvrage suivant et, retourné à son bureau, l’ouvre sur le présentoir à la page indiquée par sa fiche. La lumière du dehors découpe toujours sa feuille comme une figure de carte à jouer, rejetant le début des lignes dans l’ombre, bouleversant par sa diagonale l’ordonnance des paragraphes et des caractères. Posant ses lunettes sur la table, il se frotte un moment la racine du nez, cligne plusieurs fois des yeux au-dessus de son travail, puis tout à coup se relève, abandonne ses chaussons près de la porte et quitte la pièce. Sans un regard pour la deuxième paire qui l’attend de l’autre côté du seuil, il se dirige en chaussettes vers l’entrée, enfile sa veste, se chausse, attrape une casquette et s’engouffre dans l’escalier.

 Dehors, l’air est doux ; l’odeur épicée d’une cigarette y plane encore, emportée dans le sillage de deux amoureux qui s’éloignent enlacés en direction de l’avenue. Sur le trottoir d’en face, dans une robe à fleurs jaunes éclatante de soleil, une femme pousse la porte de son immeuble, tirant derrière elle un caddy dont émergent une tête de persil et la pointe d’une baguette, et disparaît dans l’ombre. Un petit vieux passe sans hâte, le journal du dimanche sous le bras, penché vers une fillette qu’il tient par la main et qui l’entretient de son babil d’enfant.

 Après un instant d’hésitation, Phil prend la direction du marché. Il marche vite, les bras serrés le long du corps, les balançant si peu que ses jambes, en regard, semblent effectuer des pas immenses. Déjà quelques porteurs de cabas ont paru au coin des rues adjacentes, constituant une petite file qui s’étire tranquillement le long du trottoir, en direction des quelques militants et vendeurs de journaux dont les tables occupent l’angle du carrefour.

De l’autre côté de la chaussée, à demi masquée par une rangée de camionnettes, s’étale la place du marché. Un bruissement affairé s’en élève, où percent çà et là les cris des commerçants, claquent des cageots jetés à terre, s’égosille le grésillement têtu d’un transistor. Un flot de voitures en passant recouvre tout de son grondement. Autour de Phil un petit groupe se forme, qui, le feu passé au rouge, l’emporte de l’autre côté de la rue et franchit avec lui le passage étroit menant entre les étals.

S’avançant lentement dans l’allée, il promène son regard sur les fruits et légumes qui transparaissent entre les rangées de clients, jetant à l’occasion un oeil aux prix inscrits à gros traits de craie blanche sur les ardoises. Entre un blouson au cuir élimé et le dos nu d’une robe, il aperçoit quelques pêches aux teintes rousses et prend place dans la queue. Timidement, il passe le bout des doigts sur un premier fruit, puis sur un autre, frôlant délicatement le duvet de leur peau. Le vendeur l’interroge du regard ; il s’en fait servir une livre. Puis, soupesant une laitue bien en chair, il la tourne et la retourne entre ses doigts, fait crisser doucement son pouce sur les côtes près du cœur. Le vendeur l’emballe dans un grand froissement.

Depuis ses bacs à glace, une poissonnière l’interpelle du geste et de la voix. Il se décide pour un mulet aux écailles argentées, presque frétillant encore, dont l’œil noir, à côté d’une insolite tache jaune au coin de l’ouïe, indique seul la mort.

Revenant sur ses pas, il achète encore du persil, des tomates un peu vertes, une poignée de cerises bigarreau, et, après un crochet par la boulangerie, rentre chez lui.

Ses sacs posés sur la table de la cuisine, il entreprend d’en sortir un à un ses achats : le pain saupoudré de farine ; le mulet enveloppé dans son papier flétri par l’humidité ; le persil, dont il flatte la tête frisée du plat de la main ; une tomate qu’il extrait de son sachet et porte à ses narines. Les yeux mi-clos, penché sur le parfum du fruit encore vert, il reste là longtemps, humant l’odeur légère, presque transparente encore, s’efforçant d’en pressentir la saveur, de deviner le grain dont se serait chargée sa pulpe en mûrissant. Un silence profond l’enveloppe. Reposant alors le fruit sur la table, il sort le hachoir de son placard, tire la planche à découper de dessous l’évier, et se dirige à grands pas vers son bureau. Entré sans se déchausser, il s’empare de la liasse de feuilles rédigées, retourne dans la cuisine et la pose sur la planche. Puis, s’armant du hachoir, il découpe menu son manuscrit, balaie les morceaux de papier dans la poubelle et se met à cuisiner.

D.A.