« Les Acharnés », Marceline Putnaï : « Pendant l’écriture, il faut lâcher les chevaux sans retenue »

Marceline Putnaï écrit depuis toujours, nous dit-elle dans cet entretien. Son roman Les Acharnés, paru le 5 mai aux éditions Belfond, a été développé dans l’Atelier roman d’Aleph-Ecriture animé par Christophe Duchatelet. Elle dévoile ici la genèse de son histoire et les lignes de forces de son écriture puisée dans les multiples colères du monde.

Les Acharnés, Marceline Putnaï. Paris, Belfond, mai 2025

Christophe Duchatelet : Lors de la présentation de ton manuscrit à la journée des Éditeurs chez Aleph en juin 2023, tu as déclaré (je cite de mémoire) : « toutes les voix des migrants ou des prisonniers recueillies pendant mes ateliers d’écriture, il fallait que j’en fasse quelque chose ». Ton roman, justement, donne la parole à ces figures abîmées et déchirées par la violence des dominations. De quelle façon ces langues minoritaires ont-elles façonné ton écriture ?

Marceline Putnaï : Le texte est né à partir d’un matériau incandescent, une agrégation des colères. Être en colère c’est manquer de mots, tout du moins manquer d’espace, de moyens, de temps pour les adresser. Il existe des colères chaudes, des colères froides et des colères tièdes, les plus éruptives ne sont pas les plus manifestes. Je les ai croisées, toutes, pas uniquement chez les détenus ou les exilés, mais aussi dans le monde rural, dans les petites villes désindustrialisées, dans les collèges, les lycées pros, auprès des élèves décrocheurs, dans les EHPAD aussi. Pierre Michon a créé cette expression de « vies minuscules » qui est très en vogue. Mais qui emploie ce concept si ce n’est ceux qui lisent leur propre existence en capitales ? Quand on écoute ces voix, on découvre des vies inouïes, des courages invraisemblables. J’ai tenté dans le texte de rassembler les fragments d’un matériau composite pour créer des personnages. Les dialogues y occupent une grande place. J’ai pris un immense plaisir à orchestrer des joutes oratoires dont la difficulté consistait à en rester moi-même spectatrice, en retrait.

Ton roman raconte une épopée des « damnés de la terre » à travers une Europe qui a basculé dans le populisme d’extrême droite. Malgré cette tragédie, leur lutte parfois désespérée nous bouleverse. Et cette vitalité prodigieuse est le cœur même de ton écriture. Comment ce sujet s’est-il imposé à toi ? Le genre du road-movie est-il un terme approprié pour décrire la structure narrative de ton roman ?

Les personnages sont en mouvement, c’est une question de survie pour chacun d’entre eux. C’est un road trip, oui, mais raté, calamiteux, tragique. Drôle aussi envers et contre tout. Mark Twain je crois a écrit que le chemin le plus court pour relier deux humains est le rire. Je suis entièrement d’accord avec cela. Dans n’importe quelle rencontre, le rire – le vrai – est le ciment de l’entente ou pour faire plus fort, de la fraternité. Dans la tragédie, plus qu’ailleurs, le rire doit être là, tonitruant. Le rire, lumineux et outrancier, fait son entrée dans le roman avec le personnage de Dragoş, un ancien détenu roumain aussi flamboyant que vieillissant. Il est peut-être le plus désespéré de la troupe mais il a le don de transformer le malheur poisseux en aventure. Et l’aventure, même foireuse, est préférable à la tristesse. Le prétexte de la mise en mouvement géographique, c’est le départ de Georges, garde-forestier misanthrope qui a croisé un jeune Afghan par hasard au bord d’une route. Quand celui-ci est arrêté et envoyé dans un centre de rétention en Roumanie, dans une partie de l’Europe dévastée par les conflits, Georges se lance à sa recherche en plantant là sa vie immobile. Au fur et à mesure des kilomètres, alors qu’il devient clair que l’épopée est mal barrée, le véritable voyage se fait sous les crânes alors que les personnages s’engagent dans la fraternité, la vraie, à la vie à la mort. Chacun panse ses plaies alors que le monde brûle. Le roman est légèrement dystopique, l’Europe est à l’agonie, un conflit a embrasé l’Est du continent, les identitaires sont aux commandes. Pour les personnages, il s’agit d’un décor certes menaçant mais flou. Comme l’a très bien écrit un libraire, « l’écho de leur humanité cabossée fait entendre un autre monde ».

L’idée de l’écriture collective, l’envie de partage s’est imposée à moi sur ce projet particulier.

En quoi le travail dans les ateliers d’écriture a-t-il été bénéfique pour toi ?

J’ai toujours écrit je crois, depuis l’adolescence. Cela fait donc quarante ans. Jamais je n’ai songé à envoyer un manuscrit à un éditeur. J’ai terminé plusieurs récits, très variés, du fantastique au contemplatif. Ma matière première est constituée par des carnets d’observation.

L’idée de l’écriture collective, l’envie de partage s’est imposée à moi sur ce projet particulier. Je n’admettais pas – et je ne le comprends toujours pas d’ailleurs – que le réel se heurte à un tel point à l’indifférence. Salman, le personnage, est le reflet du réel. Il existe bel et bien, son histoire est très semblable à celle de son alter ego fictionnel. Je voulais expérimenter la mise en fiction dans le cadre d’un atelier, savoir si je faisais bien, si les personnages seraient compris et aimés. L’atelier a fonctionné comme un laboratoire, jubilatoire et exubérant. Comme une assemblée de savants un peu dingues, nous avons expérimenté en toute liberté, échangé et beaucoup ri (voir plus haut le sujet du rire !). J’ai découvert des univers, des imaginaires très divers et cet éclectisme a été très profitable. Mon texte a évolué, muri dans ce collectif et je me souviens avoir attendu avec impatience de découvrir à chaque rendez-vous les avancées des autres projets.

Peux-tu nous raconter le travail de relecture et de préparation du texte avec ton éditrice ?

C’est un travail de longue haleine, exigeant mais enthousiasmant. On a le sentiment que la vapeur s’inverse dès lors qu’on se plonge dans ce chantier. Pendant l’écriture, il faut lâcher les chevaux sans retenue, l’exaltation est à son comble. Cette deuxième phase, sonne la fin de cette cavalcade échevelée. On décortique, on détricote, on retranche surtout. On coupe, on vire, on jette. J’ai beaucoup apprécié ce délestage, le texte s’aère et gagne en amplitude. Bien entendu, il y a des séparations douloureuses mais avec le recul on admet qu’elles étaient nécessaires. Dans un second temps, le désherbage minutieux se poursuit avec le service de correction. J’aime cette façon de relire le texte à la loupe, de traquer la coquille à la façon d’un entomologiste. Ainsi on alterne les focus, tantôt sur le fond puis sur la forme.

Voudrais-tu nous dire quelques mots de ton prochain roman ?

Bugs, c’est le titre de travail, mais j’aime aussi Madame V, c’est ainsi que je nomme. Bugs s’est imposé un beau jour dans son double sens puisque qu’il s’agit du récit d’une métamorphose mais aussi d’un déraillement. La protagoniste principale qui s’y exprime à la première personne, Madame V donc, rêve de devenir insecte, aspirant à cette métamorphose comme à une renaissance et une libération, la fin d’une aliénation par la chair et le langage à un monde en pleine déliquescence auquel elle n’a jamais appartenu. Les insectes, elle les connaît bien et ils sont eux aussi des personnages importants du roman. Celui-ci propose plusieurs pistes, entre la comédie dystopie, le fantastique prophétique ou le récit d’une folie. C’est au lecteur de choisir son camp, j’espère qu’il connaîtra des hésitations et opérera des revirements dans sa perception au cours de sa progression.  C’est avant tout l’histoire d’un décalage. Une femme, sans âge ni passé, à la sensibilité exacerbée, vit le présent dans un ailleurs, à l’unisson avec l’invisible. Elle progresse dans son obsession de disparition et de retranchement au fur et à mesure que les menaces extérieures se rapprochent.

Malgré le fait que le roman soit ancré dans les tragédies contemporaines, les effondrements en marche et à venir, le ton du texte est drôle, à cheval entre truculence et désespoir, en partie grâce aux dialogues qui flirtent souvent avec les frontières de l’absurde. En cela le roman se moque un peu de lui-même et du genre auquel il pourrait être assigné. C’est la chronique ordinaire de l’apocalypse dans un village français.

Le texte est aussi et surtout une déclaration d’amour au vivant. Il souhaite aussi déconstruire la vision surannée d’une nature pacifique et idyllique et restaurer la sauvagerie en majesté, sans morale ni pitié mais dans un équilibre parfait, en l’opposant avec humour et dérision aux contorsions de notre espèce avec la morale.

Propos recueillis par Christophe Duchatelet

Animateur des ateliers roman (présentiel et distanciel) : « Faire émerger un projet romanesque », « Développer son roman », « Finaliser son roman« .

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