Luce Rico « Le minuteur » et Virginie Legrand « La mérule »

Il y a un mois, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de « Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon, dans l’atelier ouvert de L’Inventoire. Parmi les 9 textes sélectionnés, voici celui de Luce Rico  et de Virginie Legrand.
Luce Rico

Le minuteur

Dans le couloir, sur la gauche quand on entre, le téléphone ivoire, à cadran, ne trône plus sur sa tablette.

Juste à côté de lui, un autre vide lui tient compagnie : la tête d’obus de marque Lip achetée en soutien aux ouvriers licenciés a disparu. Mais je le revois encore se donner un air pointu pour cacher sa véritable identité : il était compteur de temps, autrement dit minuteur.

Combien de fois avons-nous tourné l’axe de la bague graduée ? Il me semble l’entendre égrener les secondes avec un tic tac qui ne ressemblait pas à un tic tac, mais plutôt à un vrombissement de moustique ténor.

Quand la conversation s’achevait, on inspectait soigneusement l’anneau et on notait sur un carnet à spirale cloué au mur la date et la durée de l’échange.

Il ne reste qu’un rectangle clair comme trace de son existence.

Il avait été décidé à l’unanimité que le temps de composition du numéro, très long, n’avait pas à être compté. Il s’agissait donc d’attendre le premier « allo » à l’autre bout du fil, de coller l’appareil contre l’oreille en contractant l’épaule afin de libérer les mains qui devaient mettre en marche la boîte noire de nos conversations.

Il est arrivé que pendant cette manœuvre délicate l’engin chute et roule. Ainsi quelques traces de coup écaillaient sa surface. C’est le métier qui rentre disait le père lorsqu’il parlait des cicatrices.

Le minuteur accomplissait avec zèle sa fonction, la crise familiale advenue ne peut lui être imputée.

C’est que le téléphone, ça coûtait cher.

 

Virginie Legrand

La mérule

C’est une âcre odeur d’humidité qui l’a assaillie quand elle a enfoncé la petite porte de bois, ajourée d’un vitrail, puis, un vide térébrant. Elle avance à tâtons. Les murs suintent de tristesse, des larmes de granit. Le balancier de l’horloge est figé. Elle effleure par mégarde les touches du piano. Désaccordé. Atteint l’interrupteur de la cuisine. Elle sursaute. L’ampoule du plafonnier grésille. Deux paires d’yeux la scrutent du haut du buffet breton. Les têtes des santons bigoudens trônent encore. Elle tire les battants de bois vermoulu. Les bols « à oreilles » imitation Henriot sont accolés sur l’étagère déserte. Les prénoms gravés en lettres noires « Suzanne » et « André ». Elle les revoit, dans une hallucination, trempant leur tartine beurrée dans la chicorée, des globes graisseux flottants à la surface. Cela lui donnait la nausée. Comme les rubans collants piquetés de cadavres de mouches qui pendaient au-dessus de leurs assiettes. Sur le fauteuil en velours vert râpé, le napperon en crochet que Suzanne s’échinait à maintenir sur l’accoudoir.

Elle se souvient d’une cachette, derrière ce rideau de toiles d’araignées, à l’entrée de la cave. Une bouteille de champagne oubliée. Elle en remplit un bol, le lève « A nos souvenirs ! » Vendue la maison. Pour rien. La mérule en a rongé les murs et le passé. Elle recrache la première gorgée. La petite bonne femme à coiffe dessinée au fond du bol semble ricaner. Madérisé ! Comme ses souvenirs.