« La porte de bois rouge », Maly Lagarde, « Entre deux eaux », J. Pierre Milliet

En réponse à la proposition d’écriture d’Hélène Massip à partir de « Farouches » de Fanny Taillandier, nous avons sélectionné 8 textes parmi ceux que vous nous avez envoyés. Voici celui de Maly Lagarde-Larrieu et celui de Jean-Pierre Milliet.
Maly Lagarde-Larrieu

La porte de bois rouge

Il y a des espaces dont le franchissement vous métamorphose ; il y a des draps, des bras dont on sort différente. Révélée. On dit ça comme ça. Révélée.

Elle n’oubliera pas la porte de bois rouge de cet immeuble dans cette petite rue oubliée de la grande ville. Le jour où elle en a passé le seuil, accrochée à son cou, ses lèvres rivées aux siennes, sa robe légère déjà froissée, c’est tout emmêlés qu’ils ont monté les marches jusqu’au palier du premier étage. Sans la lâcher, d’un geste bref, il a fait jouer la serrure. Elle allait enfin savoir. Elle avait dix-sept ans et beaucoup d’impatience ; il en avait trente et beaucoup d’expérience. On dit ça comme ça. Expérience.

Dans la vaste pièce qui s’ouvrait devant eux elle ne vit que le lit. Puis les yeux fermés, elle laissait faire sa bouche et ses mains, tous les sens en éveil. En prenant tout son temps, en créant la surprise, il l’entraînait de plus en plus loin, la faisant dériver vers des paysages encore inconnus, voguer de délices en délices. Et quand elle dit — Viens ! il vint. Avec douceur. Pendant plusieurs jours leurs corps furent leur seul horizon.

Lorsque le frigo fut vide et la réserve de café épuisée, ils quittèrent la chambre. Dans la rue tout lui parut différent. Elle ne trouvait pas de mots pour définir ses sensations. Son corps était délié, grave et léger tout à la fois. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Sa tête frôlait les nuages. On dit ça comme ça ? Frôler les nuages ?

M.L.L

Jean-Pierre Milliet

Entre deux eaux

La surface de l’eau est à peine ridée. Assis sur mon rocher, je regarde un moment le mouvement des nuages qui s’y reflètent. Ils passent leur chemin, flottant loin au-dessus du sable blanc dont on devine les plis au fond de l’eau.

Et puis je me lève et j’avance doucement en regardant le bas de mon corps disparaître peu à peu. Je me concentre sur cette sensation de froid qui monte sur ma peau et empêche toutes les autres. Je ne perçois plus que la partie de moi qui se situe juste entre l’air et l’eau. Mon ventre se contracte mais je ne ralentis pas. Mes épaules disparaissent, mes pieds quittent le sol. Je fais quelques brasses pour m’éloigner un peu du rivage. Puis je m’arrête, tous les muscles relâchés. Je vide l’air contenu dans mes poumons et mon corps s’enfonce doucement.

Je me laisse aller, immobile. Les rayons du soleil traversent l’eau. Ils éclairent le sable, les herbiers et quelques rochers qu’on dirait posés là comme dans un jardin japonais. Des poissons scintillants glissent en dessous de moi sans même s’apercevoir de ma présence. Je crois que je pourrais les toucher. Je ne sens plus mon corps. Je ne sais plus si j’ai froid ou chaud. Je ne sens plus mon poids. Mes mouvements se feraient sans aucun effort, tout est devenu facile. Mais je n’ai plus vraiment envie de bouger.

Je regarde la surface de l’eau qui brille au-dessus de moi, comme un paysage mouvant qui me sépare de cet autre monde où mon corps me pèse tant. Ici, je vole et je m’abandonne.

J.P.M