Pour Isabel d’Antonio Tabucchi

Pour IsabelJusqu’au 14 avril, Alain André vous propose d’écrire à partir du dernier livre d’Antonio Tabucchi « Pour Isabel » (Gallimard, 2015). Vous pouvez nous envoyer vos textes à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.

Pour Isabel

Extrait

« De toute ma vie je n’étais jamais allé au Tavares. Le Tavares est le restaurant le plus luxueux de Lisbonne, avec des miroirs dorés et des sièges en velours, on y mange de la cuisine internationale mais aussi de typiques plats portugais, arrangés toutefois de façon délicate, par exemple tu commandes du cochon avec des palourdes, comme ça se fait en Alentojo, et on te prépare ça comme s’il s’agissait d’un plat parisien, c’est du moins ce qu’on m’avait dit. Mais je n’y avais jamais été, j’en avais seulement entendu parler. Je pris l’autobus jusqu’à l’Intendente. La place était pleine de prostituées et de maquereaux. C’était la fin de l’après-midi, j’étais en avance. J’entrai dans un vieux café que je connaissais, un café avec des billards, et je me mis à regarder le jeu. Il y avait un petit vieux unijambiste qui jouait appuyé sur une béquille, ses yeux étaient clairs et ses cheveux crépus étaient blancs, il faisait des massés et des coups de panda en toute décontraction et il battit à plate couture tous ceux qui étaient présents, puis il s’assit sur une chaise et se donna un petit coup sur le ventre comme pour faciliter la digestion.

Oh l’ami, tu veux jouer ?, me demanda-t-il. Non, répondis-je, contre toi je vais perdre à coup sûr, si tu veux on peut parier un verre de porto, j’ai besoin d’un apéritif, mais si tu préfères je te l’offre volontiers. Il me regarda et sourit. Tu as un étrange accent, ajouta-t-il, tu n’es pas d’ici ? Pas vraiment, répondis-je. Tu viens d’où ?, demanda-t-il. Des environs de Sirius, dis-je. Je ne connais pas cette ville, répliqua-t-il, à quel pays appartient-elle ? Au Grand Chien, dis-je. Bah, fit-il, avec tous ces nouveaux pays qu’il y a à présent dans le monde. Il se gratta le dos avec la queue de billard. Et comment t’appelles-tu ?, demanda-t-il. Je m’appelle Waclaw, répondis-je, mais c’est uniquement mon nom de baptême, pour les amis je suis Tadeus. Il abandonna son air défiant et fit un large sourire. Mais alors tu es baptisé, dit-il, donc tu es chrétien, c’est moi qui t’offre un verre, qu’est-ce que tu prends ? Je lui répondis qu’un porto blanc m’irait bien et il appela le garçon. J’ai compris ce qui te manque, continua le petit homme, c’est une femme, par exemple une belle femme africaine de dix-huit ans, pas chère du tout, elle est presque vierge, elle est arrivée hier du Cap-Vert. Non, merci, dis-je, je dois m’en aller bientôt, je vais essayer de prendre un taxi, ce soir j’ai un rendez-vous important, je n’ai pas de temps pour les filles en ce moment. Il me regarda d’un air perplexe. Ah bon, fit-il, mais alors qu’est-ce que tu viens chercher dans le coin ? J’allumai une cigarette et demeurai silencieux. Moi aussi je cherche une femme, dis-je ensuite, et j’aimerais avoir de ses nouvelles, je me suis arrêté ici par hasard pour souffler un peu car j’ai rendez-vous avec une dame qui peut me donner des informations et je veux entendre ce qu’elle va me raconter, il est d’ailleurs temps que j’y aille, il y a un taxi libre à la station, mieux vaut que je me dépêche.

Attends un instant, dit-il, pourquoi cherches-tu cette femme, elle te manque ? Peut-être, répondis-je, disons que j’ai perdu sa trace et que je suis venu exprès du Grand Chien pour la chercher, je voudrais en savoir un peu plus, c’est pour ça que j’ai rendez-vous. Et c’est où ce rendez-vous ?, me demanda-t-il. Dans le restaurant le plus élégant de Lisbonne, répondis-je, c’est un lieu de miroirs et de cristal, je n’y suis jamais allé, je crois que ça coûte très cher, mais de toute façon ce n’est pas moi qui paie, que veux-tu l’ami, je suis ici en permission et j’ai à peine quelques pièces en poche, il est bon d’accepter les invitations. C’est un endroit fasciste ?, demanda le petit vieux. Je ne saurai te le dire, répondis-je, franchement je ne m’étais jamais posé la question en ces termes.

Je me levai précipitamment en le saluant et je sortis. Le taxi était encore arrêté à la même place. Je m’engouffrai dans la voiture et dis : bonsoir, au Tavares, s’il vous plaît. »

Suggestion

C’est l’entrée en matière de Pour Isabel, d’Antonio Tabucchi (2013 et Gallimard, 2014, pour la traduction française). Voici donc un homme, Tadeus pour ses amis, Waclaw Slowacki pour l’état-civil, qui cherche moins une femme que les gens qui pourront lui en dire plus sur ce qu’elle est devenue après que leurs chemins se sont séparés.

C’est un thème universel. Nous perdons de vue quelqu’un qui a compté pour nous, ou pour qui nous avons compté. Il peut s’agir d’un éloignement, d’une rupture, d’un décès ou d’autre chose encore, qui laisse des impressions mêlées, peut-être du remords, le sentiment d’une dette, du désir ou de la culpabilité, un sentiment d’inachevé ou au contraire une vague envie de vengeance ou de règlement de comptes. Nous nous disons même, parfois, que si c’était à refaire, nous ferions peut-être les choses autrement. Et puis, parce que nous cherchons à avoir de ses nouvelles, ou bien de façon inopinée, nous rencontrons quelqu’un d‘autre, qui l’a connu après que nos chemins se sont séparés. Peut-être même la personne que nous avons perdu de vue lui a-t-elle parlé de nous…

Je vous propose de commencer par retrouver et noter les noms de personnes qui ont compté pour vous, ou pour qui vous avez compté, et que vous avez complètement perdu de vue. Ce peut-être sur un registre amical, amoureux, professionnel, à vous de le savoir. Vous pouvez commencer par : « Je ne sais pas ce qu’est devenu-e… X ou Y. » Je dis X ou Y parce que, déjà, il s’agit d’un personnage de fiction et que vous pouvez lui inventer un nom.

Ensuite, souvenez-vous, ou imaginez, une rencontre à propos de la personne perdue de vue, comme l’Isabel de Tabucchi. La rencontre a lieu entre votre narrateur (celui ou celle qui vous représente dans le récit) et quelqu’un qui a connu la personne après que vous l’avez perdue de vue. Elle peut soit être concertée par l’un des deux protagonistes, soit inopinée. Où la rencontre a-t-elle lieu ? À quoi ressemble la personne que votre narrateur rencontre ? Dans quel atmosphère la rencontre se déroule-t-elle ? Comment le dialogue en vient-il à tourner autour de la personne perdue de vue ? Quel est le dénouement de la scène ?

Écrivez la rencontre, en un feuillet standard (1500 signes).

OLYMPUS DIGITAL CAMERA
Crédits photographiques: Betweeners

Lecture

Antonio Tabucchi a fait paraître près d’une trentaine de romans, recueils de nouvelles et récits, traduits dans le monde entier. Pereira prétend (1994), adapté au cinéma, est l’un de ses romans les plus connus avec Nocturne indien (1984 et 1987 pour la traduction française), Le fil de l’horizon (1986), Requiem (1991) et La tête perdue de Damasceno Monteiro (1997). Quiconque a lu les recueils de nouvelles que sont Le jeu de l’envers (1981), Petites équivoques sans importance (1985), Femmes de Porto Pim et autres histoires (1983), L’Ange noir (1991) ou Le temps vieillit vite (2009) sait déjà que Tabucchi est l’un de ces narrateurs absolus qui peuvent vous emmener à l’autre bout du monde sur les ailes de leurs contes.Cette qualité se retrouve dans ses essais littéraires, qu’ils soient consacrés à Fernando Pessoa dont il est le traducteur en italien, comme Une malle pleine de gens (1990) ou La nostalgie du possible (1998) ou à d’autres auteurs évoqués dans Rêves de rêves (1992) et Autobiographies d’autrui (2002).

Pour ma part, depuis la découverte de Nocturne indien, je suis un fidèle lecteur de Tabucchi. Ses livres m’ont parfois dérouté, ils ne m’ont jamais déçu. Lors du Symposium 2012 de l’association européenne des programmes d’écriture créative, en hommage à Tabucchi qui était un contempteur acharné du berlusconisme et un Européen à la fois fervent et désespéré, nous avons écrit-imaginé des rêves de « grands Européens », j’ai eu plaisir à lire un rêve que j’avais osé prêter à Tabucchi. Sa version de la saudade portugaise me fait mieux comprendre ma propre mélancolie atlantique : « Il faut avoir un petit pincement au cœur en regardant l’océan, se sentir traversé par la douleur d’un très ancien manque ». Son « post-modernisme » (le goût pour le caractère cyclique du temps, le refus des savoirs conventionnels, l’amour des jeux de la fiction et de la métafiction) n’est jamais artificiel : il est fondé sur la pratique affirmée de la « revisitation » du temps.

Pour Isabel. Un mandala est un roman posthume (l’auteur est mort en 2012 à Lisbonne »). Il l’avait dicté en 1997 et souhaitait qu’il ne fût pas publié de son vivant. Sa publication a constitué un événement pour tous les amoureux de l’œuvre. Isabel est le seul personnage féminin récurrent de l’œuvre, elle apparaît notamment dans Requiem et dans Nocturne indien. Tabucchi avait évoqué ce projet avec des proches : « Je tourne autour depuis des années. C’est un personnage qui demande à être écrit et qui se refuse en même temps. On verra bien ce qu’il se passera »*.

Ce qu’il s’est passé, c’est que Tabucchi a imaginé, pour enchâsser la mémoire d’Isabel, une construction vertigineuse. Le narrateur Tadeus, alias Waclaw Slowacki, cherche, trente ans après, une femme qui a été importante dans sa vie avant de disparaître. Il commence par rencontrer Monica, une ancienne amie d’Isabel, qui sait peut-être ce qu’elle est devenue. C’est le premier cercle d’une quête vertigineuse qui en compte neuf, et que Tabucchi a organisée comme un mandala tibétain. Son enquête mène le narrateur de Lisbonne à Naples, de Naples à Macao, de Coloane à la Riviera italienne. Il rencontre ou ne rencontre pas les témoins capitaux, il rencontre d’autres personnages qui, chacun à sa manière, le mettent sur la voie. Les procédés du conte, les pratiques de l’animisme, du catholicisme ou de l’astrophysique sont mis à contribution. Ce n’est qu’au terme des témoignages successifs, parfois contradictoires, des personnes qui ont compté dans la vie d’Isabel, comme Brigida la nourrice, Tecs la saxophoniste américaine, le gardien de prison Almeida ou le militant anti-fasciste Tiago, et des moments de révélation qu’ils engendrent pour le narrateur, que le lecteur pourra deviner la vérité, à la fois sur Isabel et, peut-être, sur la relation que le narrateur a vécu avec elle.

Le vertige croît de cercle en cercle, le plaisir aussi. Le livre est un portrait, une confession, un tombeau, une revisitation du passé, une entreprise visant l’absolution. Je l’ai lu deux fois, je le relirai encore, plus d’une fois.

A.A.

* Deux livres d’hommages, consacrés à Tabucchi, sont parus récemment : Me reconnais-tu ? d’Andrea Bajani (Gallimard, 2014) et Une journée avec Tabucchi, de Paolo di Paolo, Dacia Maraini, Romana Petri et Ugo Ricarelli (Quai Voltaire/La Table ronde, 2015). La nouvelle qui complète le témoignage de Romana Petri donne d’ailleurs les clés de la liaison impossible qu’entretint Tabucchi avec son « Isabel ».

Partager