Sophie Marie « Le passeur », F. Draguet « Maternité », Véronique Cauquil « Du souffle »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « Porca Miseria » de Tonino Benacquista (Gallimard, janvier 2022). Merci à tous de votre participation ! Voici les textes de Sophie Marie, Floriane Draguet, Véronique Cauquil.
Sophie Marie

Le passeur

Chaque été, en Berry, mon grand-père m’emmène aux champignons, dans les bois. Grand marcheur, une veste de chasseur pleine de poches sur le devant, il décroche sous l’escalier son panier réservé  pour la cueillette,  glisse au fond un petit livre en murmurant «  en cas de doute » et me regardant « Sans la connaissance des arbres, pas de champignons !»

Un jour, dans l’allée bordée de châtaigniers, il s’arrête attentif devant un fossé qu’il franchit d’un bond, m’appelle, et me dit «  Regarde cette merveille, regarde bien, car celui-ci est rare ! C’est une oronge à peine ouverte, son chapeau  orangé est encore accroché à son voile. On l’appelle l’amanite des césars, c’est le champignon  le plus noble de la région. »

Avec son canif à manche de nacre, il dégage les feuilles, me montre plusieurs petits dômes  dans le cercle du dégagement. « On va les écouter grandir, avant de les cueillir ! »  Assis tous les deux dans les fougères, livre ouvert entre les mains, il m’apprend de sa voix chantante à repérer les  vénéneux, les comestibles ceux qui parfument l’omelette. Il ouvre une porte, je passe sous le mycélium,  j’entends le bruissement des insectes, la réponse des racines et des mousses.

C’est le bruit tendre de la coupe du pied qui me ramène dans la brise des feuilles. Avec respect, il dépose  le spécimen au-dessus des cèpes, russules, et autres girolles.

J’ai gardé son canif. Il est à côté du petit livre : « Apprendre les champignons. »

Floriane Draguet

Maternité

Elle nous avait été amenée, avec son frère, par sa mère qui avait jugé que nous étions capables de nous occuper d’eux. Maman, d’abord réticente, s’était laissée fléchir et nous avait autorisés à adopter ces deux mignons chatons. Le mâle était blanc et noir, la femelle gris tigré. Elle s’est rapidement attachée à moi, me suivant partout dans la maison, revenant de ses escapades au moindre de mes appels, attendant à la fenêtre mon retour de l’école. Elle cherchait les caresses, se lovait sur mes genoux quand je liais, dormait chaque nuit pelotonnée contre mes jambes.

Elle grandit. Elle partait loin, accompagnant son frère dans ses pérégrinations, ne réapparaissant parfois qu’au petit matin, affamée, épuisée. Et ce qui devait arriver arriva : elle s’alourdit et redevint casanière.

— Seigneur, elle va faire des petits, se plaignit Maman.

Cela se passa un jour de mai, j’étais en voyage scolaire. Quand je revins à la maison, je trouvai, dans le fauteuil de Papa, la chatte et deux minuscules boules de poils pendues à ses mamelles. Elle ronronnait de bonheur. Je restai sans voix. Son regard croisa le mien. Elle sentit mon trouble.

Au fil des jours, je l’observai prendre soin de ses petits, sans relâche, sans impatience, les enveloppant d’amour, refaisant les gestes immémoriaux propres à sa race. Au fil des jours, elle les éduqua, les guida, les initia, les engageant à devenir des chats fiers et dignes.

Elle m’éblouissait. Elle m’enchantait.

— Vois-tu, me disait-elle, c’est ça être mère.

Véronique Cauquil

Du souffle

Je faisais ma rentrée en 6ème dans un collège où je ne connaissais personne. Je me rappelle la prof de français, immense penchée sur moi. Elle me tend ma copie, en rédac’ je me débrouille.

Si non je suis bonne en rien, une nullité, d’ailleurs je suis dans la classe des nuls mais je n’y pense pas je me suis fait des copines.

La prof c’est une mordue de littérature, le matin elle pioche dans sa pile de livres, passant dans les rangs elle ouvre un livre, tout en marchant elle tourne la page, lit une phrase, les mots sillonnent nos cervelles molles, elle dit la littérature est une langue… celle de l’humanité. Il y a ce jour refermant le livre d’un coup sec comme le chapeau claque du magicien, son index tournoyant sur nos têtes elle annonce « vous allez jouer une scène dans Les Misérables » dans un bruit de chaises affolé une vague d’émotion soulève la classe, nous les nuls, misérables enfants et nos misères secrètes sur scène ?

Elle nous demande lire à voix haute, un mince filet sort de nos poumons asphyxiés de peur, nos voix s’égosillent devant le chef d’oeuvre. Projetez le son droit devant, contrôlez la colonne d’air vos mots ont du souffle !

Au grand soir elle veut voir le courage de Cosette debout dans ses haillons, Jean Valjean se libérer de ses chaines, les Thénardier vaincus, voir la beauté du texte à nos bouches dire la misère du monde,

Aujourd’hui à l’instant de chauffer ma voix frottant mes mains glacées je cherche le souffle, la voix doit porter loin.

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