Vos textes à partir de « Rose pourquoi » (2/2)

Il y a 3 semaines, Solange de Fréminville vous a proposé d’écrire à partir de « Rose pourquoi » de Jean-Paul Civeyrac (Éditions P.O.L / Trafic 2017). Nous avons cette sélectionné cette fois, 9 textes et vous remercions de votre participation !

Catherine Reinhard

Seul, sur une balançoire, un vieil homme fredonne une mélodie en japonais, d’une voix un peu tremblée. Parfois il semble chanter faux, ce qui le rend plus fragile, plus touchant. On devine un air de sa jeunesse, une chanson douce et mélancolique. La neige tombe dru cette nuit-là, les flocons se posent lentement sur ses épaules, sur son vieux chapeau. Il laisse faire.

Peu à peu la caméra s’approche de lui, s’arrête sur son visage. Quelques larmes coulent de ses yeux embués. Quels regrets le traversent ? Ses amours passées ? Cette vie qui lui échappe?  Le sentiment de solitude de cette nuit ? Longtemps j’ai cherché à me rappeler de quel film cette scène était extraite. Mais le titre m’échappait toujours comme les quelques vers d’un poème qui vous ont profondément ému mais dont ni l’auteur ni le titre ne veulent refaire surface. Il ne restait qu’une image que jamais je ne pourrai revoir, l’image d’un vieil homme dont l’histoire avait fondu.

Un jour, lors d’une soirée, je me suis entretenue avec un inconnu, lui racontant cette scène si émouvante entièrement détachée de l’œuvre : la balançoire, la neige, le vieil homme au physique ingrat, son chant hésitant, si bouleversant dans son humilité, sa solitude absolue. Au bout de quelques instants de silence, l’homme dit en détachant ses mots, sûr de l’effet de cette révélation : «  Il s’agit du film VIVRE de Kurosawa » Un seul mot et le film m’était rendu.

C.R.

Céline Ledreux

Une route lumineuse s’était créée entre le sol et le ciel. La vision des herbes couronnées par un soleil bas sur l’horizon m’avait clouée sur place, m’avait absorbée dans son horizon. Les plantes sauvages semblaient être celles du jardin d’Eden, seuls les êtres bibliques étaient admis à s’y prélasser. D’une banale ballade en bord de canal, j’étais projetée dans le saint des saints, au plus près de l’absolu, suspendue entre passé et futur, dans un présent éternel. Le cœur du divin m’accueillait dans le calme d’un œil de cyclone.

Rien ne pouvait être plus parfait que cet instant où Dieu pouvait surgir de l’orbe mystique pour venir me parler. Toutes les réponses existentielles retentissaient dans chaque cellule de mon corps, la Vérité s’imposait à tous mes sens, sans qu’aucune réflexion ne se construise. Et pourtant. Je n’espérais qu’une chose. Que ma mère se manifeste par cette voie. Qu’elle transcende la mort pour me parler encore. Une dernière fois.

La lumière était intense, la magnificence des végétaux chantait la vie. Comme un message réconfortant de l’au-delà.
C.L.

Isabelle Savary

Des verts et des bleus dont la tonalité varie à l’infini. La pièce est grande, arrondie. La lumière vient du plafond, artificielle ou naturelle, je ne sais pas. Ce sont les murs que je regarde. Ou plutôt le mur. La pièce est ovale, immense. Trois tableaux le recouvrent. Ils font deux mètres de haut. C’est leur longueur qui impressionne. J’entend dire à côté de moi que le plus grand fait seize mètres. Ils représentent un étang. Le bleu et le vert sont partout. Je plonge dedans. Et le rose aussi, tantôt clair ou foncé, qui révèle des nénuphars parfaits. Ici du violet, là un jaune d’or. Des pâtés colorés qui deviennent des feuilles, des roseaux, de l’eau. Par un mystère non élucidé, ces couleurs posées sur la toile forment un tout d’une éblouissante beauté. Je suis assise par terre, sur mes jambes repliées. J’ai le dos arrondi, les mains coincées sous mes mollets. J’ai huit ans et je vois, pour la première fois, les Nymphéas.

I.S.

Clairon

Pervenche pourquoi

Comme deux grands soleils, Vinca et Phil courent dans les pages, sur les rochers, ramassent crevettes, crabes et coquillages, plongent avec avidité dans l’eau bleue d’été. Au-dessus, sur la colline, la maison bretonne a réuni les deux familles, et plus loin, vers la grand-route, à Ker-Anna, la Dame en blanc regarde et attend. Elle sait que Phil viendra avec ses seize ans, qu’il franchira la grille, traversera le parc tandis que Vinca comprendra avec effroi, secouera ses mèches blondes comme ses pensées, immergera sa peau dorée. Je suis affalée sur le lit dans la chambre rose et verte, posters au mur, queue de cheval, bagues dentaires, des heures entières prisonnière des lignes à l’encre noire, lignes des corps, des criques, lignes de fuite et d’horizon, tandis qu’il fait grand jour à travers la fenêtre d’où me parviennent, depuis la rue, des fredons heureux. Vinca et Phil, Phil et Vinca : je les envie, je les adore, je les dévore. Je les envie de s’aimer si mal et si fort que ça les dévore. Je suis Phil flamboyant, je suis Vinca pervenche, pourquoi ? Je suis la Dame blanche parfois. Bientôt, un jour, demain peut-être, à mon tour je passerai la grille, une autre maintenant, la grande grille blanche comme une gueule qui engloutit, où il apparaîtra, lui qui n’est ni Phil ni Vinca, ou les deux à la fois – et nous ne nous donnerons que cela… que cela… En attendant, j’ai quinze ans – un blé en herbe au-dedans, et la peur pervenche d’affronter le dehors, où brillent les soleils. 

C.

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