Vos textes à partir du roman de Toni Morrison « Délivrances »

Il y a 15 jours, Solange de Fréminville vous proposait d’écrire à partir du roman de Toni Morrison : Délivrances (Christian Bourgois, 2015). Voici 5 textes en réponse à cet appel à écriture. Nous vous remercions tous de votre participation!

powerfulillustrationsof10inspiringstyleicons-5-900x900Souricette

Régine Zeidan

C’est vendredi, tu aimerais bien Doris, c’est son tour, mais… Quel compte rendu donneras-tu du week-end ? Comment accueillir la mascotte de la classe ? Dans ta maison que tu voudrais autrement…

Un intérieur douillet, comme tu imagines celui de tes camarades, une chambre à toi avec des rideaux blancs aux fenêtres… Des jouets partout et pas rangés tant il y en aurait… Une odeur de gâteau au chocolat qui cuit, des livres d’images à feuilleter, des perles à enfiler… Des parents normaux, surtout, et tant pis pour le décor… Des parents s’embrassant, s’aimant, se souriant, attentifs et attentionnés… Oui, vraiment, au diable les voilages et les gâteaux pourvu qu’il n’y ait pas de dispute, que Souricette ne surprenne, au lieu d’éclats de voix, que des rires à l’annonce d’une promenade au bois… Ou mieux un ciné ou encore une sortie à vélo…

Doris ! Souricette ne peut pas entendre ! Elle n’a pas non plus un cœur qui bat ni de larmes aux yeux… Elle est aveugle ! Elle ne dénoncera rien puisqu’elle est faite de tissu vichy noir et blanc bourré de mousse !

Imagine Doris, invente, fabrique, rêve… Offre à toute la classe lundi matin, debout sur l’estrade, un récit à la hauteur de ton courage.

R.Z.

 

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Photo DP

L’Autre

Roberto de Sanctis

Il est trois heures du matin et je suis seul dans mon salon. Le silence qui m’entoure s’accommode de ses traditionnels visiteurs nocturnes : le bourdonnement omniprésent de l’électricité, l’embrasement intempestif de la chaudière à gaz, le martèlement discontinu de l’averse contre ma porte. J’attends moi aussi un invité. Les conditions de sa venue sont réunies, et je serais déçu qu’il me fasse faux-bond.

Il est trois heures du matin. Seul dans mon salon, je ferme un instant les yeux, et soustrais à mon ouïe les distractions sonores. Mes sens sont tournés vers l’intérieur. Je suis en appel, en vigilance, et enfin je le perçois qui grandit en moi. Il s’accapare ma posture, illumine mon regard, affute mes pensées. Mon visiteur est cet Autre dont parlait Cendrars, l’homme qui écrit. Réalité sans chair, conscience sans douleur, il est là pour me parler de lui, de moi. Il s’habille de mes mains et les promène sur le clavier. Comme à chaque fois, son intervention est brève, éphémère. Le temps de me laisser quelques lignes et il s’éloigne. Mais ses mots me sont un semis d’une inestimable promesse. Quand je les aurai lus et relus, quand je m’en serai imprégné, je sais qu’ils en appelleront d’autres qui me permettront de préciser son propos et de poursuivre son récit.

Il est trois heures du matin. Je suis seul dans mon salon. Trois heures encore, et mon réveil donnera le départ d’une journée ordinaire au cours de laquelle mon identité administrative et sociale jouera son rôle usuel d’interface avec la multitude, sur mon lieu de travail, dans les commerces, auprès de mon voisinage. Alors je pousse un soupir, récupère mon corps, et retourne me coucher. Quant à l’Autre, ce sans-nom qui m’habite et que seuls la solitude de mon être conjointe à l’effacement de ma personnalité sont à même de révéler, j’attends déjà avec impatience sa prochaine prise de contrôle. J’aspire à le connaître mieux, à ce qu’il s’attarde un peu davantage à chaque nouvelle apparition, jusqu’à, pourquoi pas, échanger un jour nos places.

R.d-S.

 

cookie-art-decorating-food-decorating-mezesmanna-hungary-1Évidence

Odile Balme

Ils ont pénétré très brusquement dans l’usine ; malgré le bruit des machines, les ouvrières se sont toutes tournées vers eux : le patron et des hommes endimanchés, politiques ou militaires. Ils venaient annoncer la réquisition de leur usine pour l’effort de guerre…

Dans la tête d’Alice, tout est simple. Elle n’est pas ouvrière, elle est loin de la guerre, elle est la gardienne du Château de Courrances, dans lequel son jeune mari Jean l’a emmenée une fois.

La grande allée du château, j’adore la remonter quand elle n’est pas là… Yvonne de Daney… la maîtresse des lieux, ma maîtresse. Je suis la gardienne, depuis l’année 1907. Jean s’occupe du parc et moi de Madame, des visiteurs, des commandes, de l’entretien des deux maisons de gardien.

Je ne suis pas ouvrière. Madame de Daney me protège. Je n’ai fait que passer à l’usine, juste pour voir… comment font mes camarades d’enfance. Moi, je ne pourrais pas ! Faire toujours les mêmes gestes… impossible ! Ce que j’aime, c’est le parc immense, les arbres centenaires, la beauté de Madame de Daney, la vie au grand air. Je suis bien contente de ne pas travailler à l’usine ! J’invente tous les jours, dans mon travail ! La marquise me demande de composer ses bouquets, mon avis sur ses robes. Ce que j’aime, c’est la liberté et la beauté. Je m’appelle Emma et Jean toujours Jean. Je prie pour que la guerre n’arrive pas ici.

Je ne retournerai jamais à l’usine.

O.B.

 

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Détail d’une peinture de David Hockney

Pascaline

Viviane Pajot

Pascaline, femme indépendante, autonome, conviviale… Physique androgyne, assez sportive, un peu casse-cou… Humour distancié, auto-dérisoire, irrationnel… Relations amoureuses conflictuelles. Certes attachante, Pascaline la longiligne se sent à fleur de peau qu’elle changerait volontiers. Si certains cèdent au charme de cette personnalité originale, admiratifs de sa franchise ; les mêmes se carapatent, effrayés de ses colères ou blessés de son tranchant. Elle, en tous cas, se rêve différente : mieux aimée, moins « rentre-dedans »… Elle prend ses cliques et ses claques, change d’ identité au seuil de sa vie de femme : Pascaline deviendra Amélie !

Amélie se lève « de bonne heure et de bonne humeur », elle sourit à son reflet, passe de l’eau fraîche sur son minois, une belle journée s’annonce… Depuis toute petite, sa maman lui a appris les bonnes manières, son papa l’a félicitée de sa grâce naturelle. Amélie a aimé ses parents, sa maison, sa maîtresse d’école et ses amies. Elle a grandi, s’est aguerrie … Ascension sociale, vie familiale où elle tient les rennes le mors tendu, les flancs serrés. Amélie s’est piégée, Pascaline déchante…

– « Sois toi-même ! » hurle son for intérieur.

– « Pas ma faute ! » se défend Amélie « je voulais juste flatter ton ego… »

– « Tu es encore plus terrible que moi, et dire que j’espérais la douceur… » geint Pascaline

– « J’ai utilisé ta matière première ma chérie ! Tu espérais quoi ? Une métamorphose ? »

Pascaline encaisse, Amélie lui a volé sa destinée. Elle reprend ses cliques et ses claques, largue les amarres et façonne son ultime créature : une femme fantasque au passé révolu, à l’avenir incertain, au présent serein. Améline navigue à vue, perd ses repères, de phare en port elle erre à son gré sans jamais plus s’ancrer.

V.P.

 

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Photo: DP

Devenir Hêtre

Céline Justand

Être Clémence, vingt ans, Mademoiselle Martin, cheveux longs sans attaches, yeux bleus, une voix grave sans accent, se tient droite, abordant la vie comme dans son Carrousel privé, passant de la calèche au cheval puis, choisir de descendre, traverser pieds nus l’immense parc de son avenir, pour s’adosser au grand Hêtre qui trône comme une majesté, ses racines apparentes, évidentes, entrelacées et solides, prenant l’espace au sol. Quarante mètres de haut vers le ciel. Feuilles bordées de cil. Soixante-dix centimètres de diamètre, mensurations parfaites. Faines. Elle est Hêtre. Fatia, vingt ans. Moi. Sans corps. Sans regard. Sans parole. Sans bruit. Sans cri. Sans papiers. Sans issue. Sans choix. Une cage. Ma vie est une cage entourée de haine. Je suis ligotée à un bonzaï taillé dans la chevelure et dans les racines, arrêtée dans son élan et attachée au petit Fau qui sonne comme Dame Mort prévenant qu’elle est sur son territoire, sa lame aiguisée découpe chaque tentative de mouvement. Hêtre. Devenir Hêtre.

C.J.

 

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