André Cantor « Dernière escale » – Christine Charles « Bateau fantôme »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « La ville de vapeur » de Carlos Ruiz Zafón. Voici les textes d’André Cantor et Christine Charles.
André Cantor
Dernière escale

Le bateau fut aperçu à l’aube. Des pêcheurs qui réparaient leurs filets devant la Muraille de la Mer le virent émerger de la brume, poussé par la marée. Quand la proue vint échouer sur le rivage et que la coque gîta à bâbord, ils se hissèrent sur le pont. Les deux hommes avaient enjambé le bastingage, mais se figèrent à la coupée. D’un prompt regard circulaire, ils cherchèrent une présence. Personne.

Le pont, incliné par la gîte, basculait dolemment au rythme de la houle qui poussait la coque sur la plage. La respiration de la mer insufflait un reste de vie au navire, vaste poitrine de bois qui se soulevait sporadiquement. La carène frottait sur le sable avec de longs râles enroués, les membrures grinçaient sous la torsion des remous.

Doigt tordu et griffu, le mât désignait le ciel charbonneux. Le bois noirci du pont béait par-dessus la cale. Des lambeaux de voiles pendaient aux vergues, guenilles misérables d’une puissance et d’une liberté à jamais perdues. Comment — Pourquoi ? — cette coque, bâtie pour s’élancer à travers les grands espaces maritimes, était-elle revenue s’allonger sur cette triste plage ? L’oiseau du large, l’albatros baudelairien, qui autrefois jouait avec les flots, épousait les vagues, dansait avec la houle, vibrait et chantait dans le souffle des vents, n’était plus désormais que l’ombre de lui-même. D’avoir joui de la vie, il s’était brûlé au soleil des tropiques et laissé ronger par le sel de l’océan.

Il faut savoir que le navire, pas plus que l’homme, n’est immortel.

Silencieux, respectueux, les pêcheurs tournèrent les talons et redescendirent sur la plage, car ils savaient que les léviathans, comme les éléphants, ont des cimetières où ils s’échouent pour mourir. Lentement, à jamais seuls.

 

Christine Charles
Bateau fantôme

Le bateau fut aperçu à l’aube. Des pêcheurs qui réparaient leurs filets devant la muraille de la mer le virent émerger de la brume, poussé par la marée. Quand la proue vint échouer sur le rivage et que la coque gîta à bâbord, ils se hissèrent sur le pont.

Abasourdis, ils se retrouvèrent sur une ville flottante avec ses ruelles sombres, ses petites places bien abritées, ses échoppes d’un autre temps. Jo, l’un des pêcheurs, aux yeux bleus de mer, au visage ravagé par une barbe de huit jours, à la casquette vissée sur sa tête, décida d’en savoir davantage et courageusement s’aventura au centre du bateau. Une femme longiligne et évanescente le bouscula sans le voir. Elle était d’une grande beauté, habillée d’une tunique vaporeuse rosée, elle sentait le jasmin et la rose mêlés, et ses cheveux étaient couronnés de fleurs blanches. Jo essaya un « Hé ! Mademoiselle ! »  qui se perdit dans la brume. Il faisait un froid glacial malgré les bougies flottantes qui longeaient les ruelles. Jo se sentit téléguidé vers un point qu’il n’aurait pas choisi. Un petit groupe de femmes aussi longues et fines que la précédente l’observait en discutant dans une langue inconnue. « D’où venez-vous » osa-t-il d’une voix tremblante. L‘une d’elle s’approcha , une chaleur anormale l’envahit, sa présence l’enferma dans un cocon ouaté. « D’un pays au-delà des étoiles que ta connaissance serait incapable d’imaginer ». Puis, autoritaire elle lança : « Sortez de ce bateau, car vous risquez d’être emportés dans notre galaxie, nos semblables vont venir nous chercher ». A ces mots Jo prit ses jambes à son cou et partit rejoindre ses amis restés sur le pont.

En les entraînant dans sa course, il disparut.