« Après le brouillard », Caroline Tournay

Après le brouillard …

À mon âge, j’estimais avoir eu ma dose d’émotions. Je pensais finir ma vie dans cette cité miteuse. Banlieue de Marseille. Un de ces appartements pourris. Des jeunes qui zonent en bas de l’immeuble. Ici même les tags sentent la pisse. Seul mais tranquille. Je ne calculais personne. Même pas mes voisins. Je les détestais autant que le reste. Des insipides. Elle, avec ses grands yeux tristes et ses cheveux ternes, elle me foutait le cafard. Et lui, il me faisait juste pitié, avec son sourire figé. Je supportais encore moins leur gosse. Une crécelle braillarde. Vrai, je préférais vivre en vieux crevard.

N’empêche, ce 2 mai 2016, aux deux coups de fusil, j’ai sursauté. Je savais ma voisine seule avec son enfant. J’ai éteint ma télé. Le hurlement qui a suivi a traversé le mur qui nous séparait. J’ai de suite reconnu ce cri : il déchire les tripes. Un cri animal, celui de la mère qui vient de perdre son enfant – souvenir de la guerre d’Algérie, je pouvais pas me tromper. J’ai hésité à bouger. N’empêche suis allé voir : elle avait tué son enfant ; elle, hurlante à côté, venait de se rater.

J’ai alerté les flics.

Le temps s’est suspendu toute la soirée, une sensation d’irréalité – autre souvenir de guerre. Les flics sont entrés dans la cité, ont évacué les corps. L’un pour la morgue, l’autre pour l’hôpital. Les gens, curieux, regardaient par leursfenêtres, bien cloîtrés derrière leurs portes. Chacun chez soi.

Je voulais faire pareil. N’empêche, dans la nuit, quand j’ai entendu ses pas à lui dans l’escalier, j’ai ouvert ma porte. Face à moi : un regard détruit, des épaules plus que voûtées. Un gars paumé. D’un geste, je lui ai fait signe d’entrer. Il a passé sa nuit sur mon canapé.

Le lendemain, il m’a dit qu’il s’appelait Félix. « Lucien », lui ai-je répondu. Un échange sans promesse.N’empêche, le soir suivant, il a squatté de nouveau mon canapé. Les soirs d’après aussi.

Dans la semaine, je l’ai accompagné à l’enterrement. J’ai horreur de ça. N’empêche, sa femme étant à l’hôpital, je me sentais mal de le savoir seul. Je peux aussi l’avouer : une idée m’a effleuré, Peut-être qu’il sera le seul à venir au mien. Quand on a quatre-vingt trois ans, c’est le genre d’idée qui vous réconforte.

À partir de ce jour-là, ma vie a changé. On a pris tous les deux nos petites habitudes, sans trop se parler. J’aimais bien qu’il soit là. Ça occupait un peu ma journée. Mon appartement devenait plus rangé, presque agréable. Je préparais à manger. Félix ne respirait pas lebonheur. Normal. Ça tombait bien, moi non plus.

Avant de venir chez moi, tous les jours, il lui rendait visite. D’abord à l’hôpital, puis aux Baumettes, où elle passait sa détention provisoire. Après ça, il échouait ici. Son nouveau refuge proche de chez lui sans y être, sa solution pour ne pas couper le cordon. Tenir !! On s’en jetait un petit, il avalait ses pilules puis s’avachissait sur le canapé. On ne parlait presque pas. Moi, je me demandais ce qu’il lui trouvait à cette pauvre tarée.

Au bout de six mois de détention provisoire, enfin, le procès : infanticide avec circonstances très aggravantes. Cinq ans de prison. Je trouvais ça mérité. Même si des soldats ont fait pire. J’en sais quelque chose. Je pensais que cejugement allait le déprimer, mais, à ma grande surprise, il a voulu repeindre chez lui. Autre surprise, je l’ai aidé. Moi, je lui racontais la guerre d’Algérie. Je n’en avais jamais parlé. Lui, il me parlait d’elle, d’Eva, de leur rencontre dans lamairie. Là où elle était femme de ménage et lui, petit employé municipal, un « boulot ennuyeux mais qui lui a permis de la rencontrer ». Il me racontait aussi son enfance à elle, une enfance violée, ratée, brisée …

Pourquoi s’accrochait-il à elle ? Une vie sans espoir ! N’empêche, je l’écoutais parler.

Dans son appartement rénové, il avait aménagé toute une pièce à la mémoire de son fils. Bizarrement, il avait aussi installé des plantes, « si jamais elle revient », mais comme moi, il doutait.

De temps en temps, on sortait tous les deux pour déposer des fleurs sur la tombe de leur garçon. On avançait tristement dans l’allée. Ça me changeait de ma télé.

Un jour, il m’a dit, sourire aux lèvres, « elle a accepté de suivre une thérapie ».

J’ai acquiescé. Bof, je n’ai jamais vu personne guérir de ça.

Un soir – octobre 2017 – il m’a apporté une lettre. Plus personne ne m’écrivait :  c’est elle qui m’avait écrit. Elle parlait de sa vie en prison, de sa vie d’avant, avec son mari. Elle disait « je ne vous connais que par mon mari, en qui j’ai une confiance aveugle. Il ne me dit que du bien de vous … », m’explique qu’elle a beaucoup souffert petite, qu’elle souffre encore beaucoup, et me remercie mille fois pour l’aide que j’apporte à Félix. De le savoir avec moi la soulage. Je ne suis pas un sensible mais putain, sa lettre, pleine de douceur, m’a mis les larmes aux yeux.

Avril 2018, il a sonné à ma porte, frétillant comme un cabri, foie gras et champagne à la main. Dans la cuisine, il adit « Sa thérapie est finie. Son infanticide : c’était pour tuer son enfance à elle. Elle peut avoir une vie normale. ». J’ai pensé, Tu parles, mais j’ai rien dit. Et on s’est bien marré au champagne.

À partir de ce moment-là, une fois par semaine on sortait au cinéma. Il parlait de sa sortie de prison. Je trouvais ça bizarre. N’empêche, vivre à quatre-vingt-trois ans une histoire pareille, c’est pas commun.

Puis est arrivé ce fameux jour, ce 19 juillet 2019. Je ne l’oublierai jamais. J’entendais rire, j’ai ouvert. Ils étaient tous les deux face à moi, les bras remplis de fleurs. Elle venait de sortir. Ils se sont jetés sur moi, m’ont pris dans leurbras. Il a dit : « Elle est enceinte. De quatre mois. ». J’aurais pas su dire si j’étais content. N’empêche, je ne vais plus vivre en crevard.

C.T.