Bastide Marie Clotilde

On m’a dit de prendre le train de 7H53 à la gare des Aubrais. Devant moi, une placette. Quelques arbres minuscules dans leur solitude pavée. Le vent glisse sur la pluie, glacial. Derrière moi, un parking gris d’où sortent, pressés, des visages, des corps gris aussi. Les jambes marchent vite. Les mains accrochent ordinateurs et sacoches.

On m’a dit : trouve-toi une place assise et cale toi là, jusqu’à Austerlitz.

Je cherche. Les gens posent leur cartable sur le siège libre, à côté d’eux. Du coup, j’ai pas envie de déranger d’autant qu’on m’a dit : surtout, ne te fais pas remarquer !

Déjà deux wagons traversés. Ah ! Une place sans veste ni sac à main. Le gars sur le siège à côté, la tête enfoncée dans l’ombre de son sweatshirt. Je m’y glisse, en évitant de réveiller la capuche endormie.

7H54.

Le train démarre. J’aime son bruit qui claque et sent la ferraille.

On m’a dit : dors ou bien fait semblant ! Mon voisin ne simule pas ; il ronfle. Je ferme les yeux mais laisse passer un tremblement de lumière entre mes paupières. Comment même m’assoupir dans ce train incertain ? Pourtant beaucoup y parviennent. Je l’entends aux voix qui s’avachissent. Eux savent où ils vont et ce qu’ils feront dans une heure : arrivée au bureau, tasse de café pour commencer la journée. C’est rassurant. Faire semblant de dormir donc. Mais comment enlever la boule, chaude, huileuse, qui tord mes boyaux. Pas question de traverser le compartiment en laissant échapper des gargouillis. Dès que j’ai quitté le sourire de ma grand-mère et son ombre bienveillante, j’ai vécu avec cette petite chose, encombrante. Et m’y suis habitué.

Le train roule depuis 20 minutes. Peut-être que tout restera ainsi, dans la monotonie de la plaine qui défile entre mes paupières. Une langueur plate et jaune.

30 minutes : Dans le wagon assoupi plane une morosité du quotidien.

35 minutes : Un air froid glisse entre mes pieds. La porte du wagon coulisse sans bruit.

Les voilà. Ils avancent de siège en siège. A cause de mes paupières battant un peu plus vite, on dirait qu’ils flottent. Ils sont deux, un homme et une femme. Aimables.

– Bonjour monsieur, bonjour madame.

Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils réveillent les dormeurs. En les secouant.

42 minutes.

La femme penchée vers moi. Me touche.

– Billet s’il vous plait.

On m’a dit : surtout reste calme, en toute circonstance.

Je tremble des paroles : pas eu le temps. Suis monté en retard. Sinon bien sûr je l’aurais acheté.

J’entends ma voix dans le wagon muet, je l’entends avec son accent qui résonne contre chaque valise à roulettes, dans le silence des fatigues enchevêtrées.

Et tout ce qui ne devait pas, arrive. Les mots que je redoutais. Mes réponses inutiles.

– Il vous faut payer le ticket plus l’amende. Vous réglez comment ?

Ma honte bafouille les yeux baissés : J’ai pas d’argent, ni de chèque, rien… sur moi.

Un silence presque tonitruant emplit le wagon maintenant. On dirait que même les voyageurs endormis écoutent.

– Alors on a besoin d’un papier d’identité, pour la contravention.

– J’ai pas de papier. Je leur dis ça. -J ai pas de papier sur moi. Oubliés chez un cousin. Justement je vais les récupérer à Paris.

Ils sont moins aimables et quatre maintenant.

– Monsieur, il faut payer ou bien il nous faut un document d’identité.

C’est pas si simple. Comment expliquer ? Juste me recroqueviller.

La femme s’est mise à parler aigu, autoritaire même, comme pour signifier à tout le wagon qu’on ne plaisante pas avec le règlement : procédure, poursuite, la police sur le quai, gare d’Austerlitz. Ça siffle dans les talkies walkies.

C’est ça qui ne devait pas arriver. On m’avait dit : dans le train des travailleurs, y’a plein de monde et moins de contrôles. En plus, ils ne réveillent pas les gens. Ça les fait trop râler !

Mais l’expérience des uns n’est pas celle des autres ! Manque de chance.

8H 46. J’imagine le quai, dans 8 minutes maintenant, avec les képis et la fin du voyage, de tous mes voyages. J’imagine mes poignets liés et la camionnette bleue. Au bout un camp dans un aéroport. Roissy comme un tunnel.

– C’est combien ? Mon voisin, sorti de sa capuche et de son sommeil.

– Son trajet c’est combien, je paye !

Le wagon, je crois, abasourdi. Comme moi. Tous les yeux vers les contrôleurs. Leur hésitation.

Ils encaissent le chèque :  trajet plus amende.

57 minutes

« Vous êtes arrivés à Paris Austerlitz, terminus du train. Tous les voyageurs descendent de voiture. L’équipe de bord espère que vous avez passé un agréable voyage. »

Une fébrilité. Presqu’une bousculade. Chacun pressé, métro ou rendez- vous.

Mon voisin disparait avec les autres. Je n’ai pas vu son visage sous la capuche, jeune peut être. Était-il reposé d’avoir terminé sa nuit dans ce train ? Je n’ai pas vu s’il avait un cartable ou un bleu de travail. Je n’ai vu qu’une foule un peu grise à cause des yeux que je garde baissés : honte ou sécurité.

Planté sur le quai, je respire. Ça sent bon la javel, Paris et mon chemin qui continue.

Demain/longtemps, mon avenir ici. J’espère.