Alexandra Touitou Sénéchi

Allongée sur son lit, la petite fille pointe du doigt les ombres mouvantes que les rayons du soleil laissent filtrer à travers les stores à claire voie, au plafond de sa chambre.

C’est le début des grandes vacances. En bas, sa mère s’affaire pour les derniers préparatifs. Comme tous les matins de grand départ, les 4 saisons de Vivaldi retentissent. Les croches déferlent, la petite fille balancent les bras, le rythme s’accélère : elle ouvre la bouche et pousse des cris rauques. « Salomé ma chérie, tu es prète ? On s’en va ! Maman monte ».

Sa mère redoute ces voyages en train car la petite peut avoir un comportement imprévu surtout en présence d’étrangers. La petite fille n’a guère de contact avec le monde extérieur hormis son nounours. Elle sait que d’une minute à l’autre sa mère sera là et qu’il faudra quitter le lit. Elle, elle ne veut pas. C’est tout. Salomé six ans, vit dans son monde, ne parle guère, crie souvent.

À la gare de Lyon, un charivari de mouvement. D’immenses colonies de fourmis déferlent : yeux hagards, dos arc-boutés, oreilles d’où sortent des fils. Elles s’évitent de justesse, gobelets de plastique à la main et valise de l’autre. Elles glissent sur les tapis mécaniques puis slaloment entre les tas de sacs à dos. Elles s’agglutinent puis se ruent vers leur train. Salomé redoute que les fourmis ne la dévorent. «Voiture 8 le carré à l’étage, tu retiens ma chérie». Une fois dans la voiture, les fourmis sont plongées dans leur portable, et le temps du trajet ce sont de nouveau des hommes.

Le TGV, long vaisseau fluide s’ébranle, seul le chuintement des portes automatiques intrigue la fillette qui se balance tandis que sa mère tente de la tempérer. Et puis, très progressivement, Tcheu te cheu TE CHEU, l’enfant glousse de plaisir. Le front collé à la vitre.

Black-out total quelques secondes – elle se bouche les oreilles et grimace de douleur – Lumière. Un sourire la traverse. Elle sait que le vaisseau spatial vient de quitter la terre.

Et voilà qu’un jeune homme vêtu avec élégance s’assied en face. Une mèche bouclée lui barre le front. Il a posé à terre son étui à violon. Il est absorbé sans qu’aucune expression ne se lise sur son visage si ce n’est l’absence. Le vaisseau TGV ondoie et franchit les distances. La ligne mythique : deux rails qui serpentent vers la Grande Bleue. A l’intérieur du train, le silence est tel après le grouillement des fourmis, que le moindre froissement de paquet de chips ou le pschitt d’une cannette fondent la présence du wagon.

Le vaisseau roule sans faillir, et désagrège le temps, franchissant les galaxies : Dijon, Lyon, Valence.

La fillette a arrêté de se balancer et fixe le jeune homme. Lorsque ce dernier lève les yeux, l’espace-temps se rétrécit. Salomé sait que quelque chose est en train de se passer. Elle caresse du regard la forme galbée de l’étui qu’elle redessine instantanément sur l’arrondi des collines au loin. « Salomé, prépare-toi, on arrive ».

Si seulement le train pouvait ralentir, dilater et étirer les minutes, la côte reculer pousser Marseille à Toulon qui projetterait Nice en Italie. Mais la mer déchire l’écran, écumante et arrogante de splendeur. « Mesdames et Messieurs, notre train arrive en gare de Marseille ».

Le dernier tunnel est en vue. La fillette pousse un cri qui se perd dans l’obscurité. La chaleur se diffuse dans le wagon. Dans ses bras, elle tient serré l’étui. Ses yeux : deux billes qui scintillent. La faute se lit sur son visage. Elle intercepte le regard noir de sa mère debout dans l’allée, valise en main, qui résiste à la poussée des voyageurs. Les yeux du jeune homme dissipe sa peur. Il n’y a plus de place pour les cris et l’agitation.

– Salomé, lâche ça !
– Je vous en prie, votre fille ne m’embête pas !

Aucune limite ne la sépare de son violon. La tête contre l’étui, elle entend les croches virevolter, escalader son dos et glisser sur ses bras. Après son nounours, il est la chose la plus importante de sa vie.

Sur le quai, sa mère a le visage rougi par de chaudes larmes, tandis que la fillette s’élance en découvrant sa grand-mère. « Mamie ! »