Christelle Destombes « La femme sur la photo », Liliane Vannier « Cadeau de naissance »

Ces textes ont été écrits sur une proposition d’écriture de Alain André à partir de Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard. Ils figurent parmi les douze textes sélectionnés.
Christelle Destombes 

La femme sur la photo

On ne parle pas de la jeune femme sur la photo, assise sur un pont, la tête penchée à droite et les jambes ballantes. On sait qui c’est, on sait que c’est douloureux, qu’il vaut mieux ne pas évoquer ce sourire pâle, cette jeunesse fauchée trop tôt, la folie par sa mort engendrée. On ne demande pas pourquoi – ou plutôt on ne nous répond pas – notre nom de naissance est rayé sur le livret de famille, un autre nom ajouté à la main 18 mois plus tard. On nous répondra quand on aura 18 ans. On imagine tout et bien sûr le pire. On est sage. On cache tout. On lit bien ses leçons, on est première en classe, on ne fait pas trop de vague. On respire en cours de sport, on sent la sueur et le désir possible, on rit à gorge déployée en faisant des bêtises. On pique de l’argent dans le porte-monnaie de la grand-mère pour acheter des bonbons après la piscine. On attend.

On s’embrasse en cachette parce que ça ferait des drames. On sent le regard appuyé des garçons, les mains sous les jupes volètent un peu vite, on rabat, on limite. On n’oublie pas, les filles doivent rester dans leurs limites. On va au catéchisme, on emprunte des BD à la bibli du curé, on fume les premières cigarettes derrière les cyprès qui entourent le presbytère. On espère que personne ne nous verra. On se cache. Il faut éviter la violence du père, elle peut sourdre sans alerte. On doit le ménager, ne pas faire de bruit, ne pas pouffer à table, régler nos comptes en silence, se donner des coups de pied. On entend les cuillères qui raclent les assiettes, on ne regarde pas la télé à table, on finit vite de dîner avant de finir les devoirs. On attend de grandir, et de poser les questions. Il faudra y répondre.

C.D.

Liliane Vannier

Cadeau de naissance

On m’a baptisée du même prénom que ma grand-mère, morte lorsque mon père était enfant. Joséphine. Cadeau de naissance.

On ne faisait que vivre dans le passé de mon père dont il taisait les moindres indices. On les voyait bien traîner au sol, les ourlets décousus d’un temps révolu fait de non-dits. On se prenait quand même les pieds dedans. Trop de chagrins tus. Un vrai chantier.

On se doute qu’il était éperdument malheureux, et pour toujours, mon père. On se doute, ou pas, que je n’aie pas eu vocation à réparer cette blessure, car même avec la meilleure des volontés, on ne m’a pas donné ce super pouvoir. On m’a offert un prénom et ses conséquences. Son auréole de mystère et de souffrances.

On ne sait rien de ce lien que j’endossais avec cette inconnue : C’était encombrant presque tout le temps. À l’école où ailleurs, j’étais la seule à m’appeler comme ça et je rêvais d’être une Valérie ou une Sylvie. Me fondre dans la masse, ne pas me faire remarquer, ne remplacer personne. Qui étais-je vraiment, sortie des mémoires muettes. C’était comme enfiler un costume à la mauvaise taille.

On n’imaginait pas qu’en m’endormant, une peur m’assaillait : celle d’avoir un destin scellé au sien. On est loin de comprendre les méandres sans fin de l’imaginaire d’un enfant. Ce On prenait des allures de puissance supérieure qui m’accusait tacitement du délit d’absence éternelle, de mort prématurée, puis de tous les maux de la terre.

La sentence, je la voyais dans le regard orphelin de mon père.

L.V.