André Cantor « Un petit pas », Christian Galiana « Gracias a la vida »

Sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir du roman d’Astrid de Laage « De la main d’une femme », ces deux textes figurent parmi les douze sélectionnés.
André Cantor

Un petit pas

Il se tient devant la porte, prêt à actionner la commande d’ouverture.

Il se souvient de ses premiers pas d’enfant dans le jardin, ou plutôt de ce film en super 8, dont les images un peu floues scintillaient sur l’écran, dans le salon familial. Ses parents lui repassaient souvent cet épisode, et tout le monde riait quand arrivait la scène où il trébuchait et s’étalait sur la pelouse.

Ce souvenir lui pèse : toute son enfance avait été entachée par la honte. L’hilarité suraiguë de sa tante, le ricanement méprisant de son frère, il les entendait encore résonner en sa mémoire.

Rien n’avait pu effacer cette humiliation, ni ses brillantes études, ni sa glorieuse sélection pour l’exceptionnelle mission qu’il accomplissait aujourd’hui. Le déshonneur était gravé au plus profond de son être. Dès qu’il s’avançait sur un sol un peu meuble ou irrégulier, s’imposait à son esprit cette vision, arrêt sur image du film parental : son visage poupin barré d’un brin d’herbe et déformé par une moue désespérée, trahissant les pleurs à venir.

Cette crainte le rendait parfois hésitant. Certains le jugeaient même lunatique. Alors aujourd’hui, il redoute de faire un faux pas tandis que le monde entier le regarde.

La radio du bord crépite :

« Apollo 11, ici Houston : Neil, vous pouvez ouvrir la porte … »

A.C.


Christian Galiana

Gracias a la vida

Thomas Wardertod a 94 ans et il a décidé de se rendre en Suisse. Il sait que son cerveau malade ne lui laissera aucun répit. Il sait depuis toujours qu’il fera tout pour finir dans la dignité. Les deux consultations obligatoires du médecin responsable ont eu lieu, et l’ordonnance de pentobarbital sodique a été délivrée.

Sur la table du séjour, il a posé ses dernières volontés : sans fleurs ni couronnes mais, en se tenant par la main, on écoutera « Gracias a la vida« , heureuse chanson toujours adorée. Oui, il veut dire merci à la vie, qui lui a tant donné.

Assis dans ce wagon de première, il la fredonne doucement. Les passagers du TGV Lyria proches de lui le regardent avec amusement, comme on regarde un vieux qui perd la tête.

Le train avance vers Bâle, bientôt il sera arrivé en Suisse, au centre Pegasos, pour en finir.

Il se souvient des trains de sa jeunesse, quand on pouvait baisser les vitres avec la petite manivelle et se laisser griser, cheveux au vent, tout au long du voyage. Il a passé tant d’heures ainsi !

Dans les champs, les vaches lui rappellent son enfance, quand il allait les traire à l’étable avec son père. Une étable à peine éclairée, une chaleur moite près des bêtes, une odeur forte mélangée d’excréments et de foin, et lui comme un enfant Jésus. Toute cette intimité intacte dans sa mémoire, près d’un siècle plus tard…

Thomas tâte la poche de son manteau pour vérifier que le pentobarbital est toujours là.

Un taxi l’attend à la gare pour l’emmener jusqu’au centre Pegasos. Il est attendu par une infirmière avenante qui, après avoir vérifié son identité, l’accueille avec les plus grands égards. Malgré son âge et malgré les raisons de ce voyage, il sent qu’elle réveille en lui ce vieux fantasme de l’infirmière et il se souvient : elle lui rappelle Michèle, son sourire éclatant et sa démarche de reine. Oui, il peut dire « Merci à la vie, qui m’a tant donné ».

Ce soir, les yeux de Thomas seront fermés pour toujours et c’est bien comme cela.

C.G.