Christiane Leydet « Sauts de bosses » et Michèle Tillet « Ambition »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy. Parmi les 8 textes sélectionnés voici celui de Christiane Leydet et Michèle Tillet.
Christiane Leydet

Sauts de bosses

Il naquit en 1854, dans la ferme familiale, à peine vivant, et d’une belle couleur bleue. Il mesurait trente centimètres et ne pesait – quand on le détacha du corps maternel – que deux petits kilos. Sa mère toucha son dos rond, et se mit à pleurer. Son père jura qu’il serait le dernier. L’enfant si léger fut présenté à la Mairie et de trois prénoms on le lesta : Marius, Célestin, Illuminé. Aimable était son nom. Il grandit, resta petit et bossu, mais n’en souffrit pas – sa gentillesse d’enfant toujours le précéda. Curieux, attentif, l’école le combla. On le jugea intelligent. L’instituteur confirma. Il partit, revint diplômé de médecine et fiancé à une jeune danseuse qui riait fort et l’embrassait en se penchant. Ils eurent trois garçons. Du ventre rieur de sa femme, Marius les tira un à un vers la vie, guettant la rondeur, à chaque fois. Mais rien. Droits comme des i. Le résultat l’attrista. Où était passée sa bosse ? Il voulut comprendre. Étudia, compara. S’assombrit, ne mangea plus. Sa femme riait de le voir se morfondre. Les garçons grandirent dans son dos. L’un attrapa la bosse des maths, le second riait comme un bossu, le troisième travailla la ronde-bosse. Marius, un matin, sortit de son bureau, les regarda, et éclata de rire. Il eut ensuite neuf petits-enfants, et chacun roula sa bosse comme il put. Il mourut d’une mauvaise chute dans l’escalier, entraîné par sa bosse, ou le mouvement de la vie, simplement.

Michèle Tillet

Ambition

Le front sur la vitre, elle observe les lambeaux de brume dans la vallée endormie. Entre les sombres pics altiers, de pâles lueurs se teintent bientôt de rose vif. Elle est heureuse dans cette pension réputée de Suisse payée par son beau-père. Sa mère ne lui manque pas. Elle a toujours su quelle ne lavait pas désirée, qu’à ses yeux elle était limage de la faute ; la honte de lemployée de maison séduite par son riche patron – il ne lavait pas reconnue bien sûr. Finis les quolibets subis en Belgique : on y moquait son prénom, Maria Magdalena, celui de la pécheresse… Le ciel flamboyant éclaire sa haute silhouette, ses cheveux blonds nattés en couronne, ses yeux bleus rayonnants. Elle sait quelle réussira sa vie. Aujourdhui on lappelle Magda.

Dix ans plus tard, divorcée, elle mène grande vie dans sa ville natale, le Berlin des années folles, grâce à la pension versée par Günther. Elégante, lallure assurée, le menton décidé, elle séduit beaucoup. Pourtant elle cherche un sens à sa vie. Une cause ?

Cest un beau film familial : de splendides enfants souriants, rubans et fleurs des champs, leur père, ministre puissant et brillant, et Magda, mère admirable. Une famille symbole de la grandeur du Reich.

Avril 1945. Dans le bunker berlinois de Hitler, on a retrouvé les corps des six enfants vêtus de blanc, près de Joseph et Magda Goebbels, calcinés. Elle leur a donné elle-même le cyanure. « La vie après le Führer ne vaut plus la peine d’être vécue » a-t-elle écrit.