Michèle Tillet « Dans la famille », « La maison », Flora Marchand

Ces textes ont été écrits sur une proposition d’écriture de Alain André à partir de Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard. Ils figurent parmi les douze textes sélectionnés.
Michèle Tillet

Dans la famille

 

Dans la famille on a un but, un devoir.

On doit réussir, on doit s’élever.

L’ascenseur social, c’est sacré.

Tu ignores pourquoi, et ce qu’on doit fuir,

On n’en parle pas. On doit travailler,

Tu dois travailler.

Tu joues en silence, tu ne pépies pas,

Tu ne bondis pas,

Tu t’appelles Michèle, pas avec deux L.

Mais un accent. Grave.

Dans la famille on n’a pas d’ailes pour

S’évader, pour s’envoler, pour papillonner,

Pour s’élancer vers le ciel, vers la joie de vivre, vers la liberté.

On marche en forêt, pas trop, parce que,

On travaille en forêt : les cahiers les copies

Les révisions les préparations les leçons.

Tu travailles en forêt,

Tu travailles à la plage,

On parle aux voisins sur la plage,

On sait tout d’eux mais

On ne leur dit rien

Dans la famille on ne dit rien,

Rien du passé, rien des sentiments, rien des rêves

Rien des disputes rien des silences

Rien des éclats de voix.

On ne parle pas

Tu ne parles pas.

Alors tu écris.

M.T.

 

Flora Marchand

La maison

On prenait le café au réveil en écoutant la radio, dans la cuisine en bois clair baignée de lumière. On avait un jardin en friche exposé sud, on y lézardait au printemps, on le fuyait l’été. On y entendait le chœur bigarré des oiseaux. On guettait les chats du quartier, on leur laissait les restes. On avait une grande bibliothèque, saturée, on devait abandonner des livres pour pouvoir y mettre de nouveaux. On avait plein de CD. On écoutait de la musique. On n’avait pas de voiture, on se déplaçait à vélo. On était équipés, les jour de pluie ou de froid on prenait imperméable, surpantalon, casque et gants. On avait une cachette secrète pour la clé. On écoutait de la musique en continu. On dégustait du vin cher en parlant politique, le soir, sur le canapé, on regardait les flammes danser dans le poêle. On disait que c’étaient des agencements. On disait qu’on les aimait. On se racontait les blagues qu’on avait honte de dire aux autres. On scrutait les défauts des enduits, on les avait faits avec des amis. On se décrivait la dernière séance chez le psy, on disputait les théories de Lacan, on mesurait les lectures. On complétait les articles Wikipédia avec des détails vrais mais inutiles. On vérifiait quelques jours après pour voir s’ils y étaient encore. On frissonnait chaque fois qu’on se frôlait, délicatesse d’une peau, on était surpris. On en riait et on s’en vantait, au bout de dix années. On aimait l’histoire qu’on racontait, sur nous. On pouvait tout se dire, on disait. Quand notre fille est née, le silence s’est installé. Tombé comme le brouillard, poisseux d’angoisse, il a pris chaque mur, chaque geste, chaque regard. Il a éteint nos corps. Il a ouvert la porte et tu as disparu, un jour de soleil.

F.M.