Ce texte a été écrit sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir de « La ligne de nage » de Julie Otsuka et figure parmi les dix textes sélectionnés.
Christiane Leydet
Madre
A faim, mange. Aime, dévore.
Elle se parfume et se maquille les lèvres en rouge vif – ne sort jamais sans un petit mouchoir plié en quatre dans son sac verni noir.
Elle ne va pas au cinéma, au musée : ses jours – elle ne dit pas sa vie – sont ponctués de tâches nécessaires (elle n’est pas non plus un modèle de mère au foyer, ayant démarré tard et sans réelle vocation).
Elle devient femme de chambre, serveuse. Elle est jeune, se contente du présent, mais n’en laisse pas une miette.
Le buffet, la télé, le canapé, l’argenterie, la bonbonnière en forme de framboise, les serviettes bleues et noires – c’est elle qui veut.
Elle ne vit pas dans le présent. Elle ne sait pas le reconnaître. Elle y fait un saut de temps en temps mais n’y reste pas. C’est toujours avant que les choses ont eu lieu.
Elle a quarante-six ans. Elle a beaucoup maigri. Elle est sèche comme un bout de bois. Avec ses cheveux noirs – qu’elle a coupés courts – elle me fait peur.
Elle disait qu’elle nous aimait. Qu’elle ne savait que nous aimer. Mais sa manière d’aimer était si étrange qu’elle a rendu étrange après elle l’ensemble du monde.
Elle a vingt-trois ans lorsqu’elle traverse la frontière, en train et sans papiers.
Parfois elle crie, claque la porte, grimpe sur sa Mobylette et disparaît. Elle ne téléphone pas. Elle n’écrit pas. Elle réapparaît.
Elle porte ce jour-là un ensemble gris clair et un petit chapeau. Elle lui tient le bras. Elle est plus grande que lui. Sa vie fait un bruit de montre toute neuve.
C.L.