Ecrire à partir de « Délivrances » de Toni Morrison

Sans titre1Cette semaine, Solange de Fréminville vous propose d’écrire à partir du roman de Toni Morrison : Délivrances (Christian Bourgois, 2015). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 30 avril 2016 à l’adresse atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« Ce n’est pas ma faute. Donc vous ne pouvez pas vous en prendre à moi. La cause, ce n’est pas moi et je n’ai aucune idée de la façon dont c’est arrivé. Il n’a pas fallu plus d’une heure après qu’ils l’avaient tirée d’entre mes jambes pour se rendre compte que quelque chose n’allait pas. Vraiment pas. Elle m’a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. Y a personne dans ma famille qui se rapproche de cette couleur. […] Je lui ai dit de m’appeler « Sweetness » au lieu de « Mère » ou « Maman ». C’était plus sûr. Être noire à ce point-là et avoir ces lèvres d’après moi trop épaisses qui m’appelaient « Maman », ça rendrait les gens perplexes. En plus, ses yeux ont une drôle de couleur, noir corbeau avec une nuance bleue, et aussi quelque chose de sorcier […] Louis, mon mari, il est porteur, et quand il est rentré de la gare, il m’a regardée comme si j’étais vraiment folle et il l’a regardée comme si elle était tombée de la planète Jupiter. Ce n’était pas le genre à jurer, donc quand il m’a dit : « Nom de Dieu ! Bon sang, qu’est-ce que c’est que ça ? », j’ai su qu’on était dans le pétrin. Voilà la cause : ce qui a provoqué les bagarres entre lui et moi. Ça a brisé notre mariage. »

« J’ai peur. Il m’arrive quelque chose de terrible. J’ai l’impression de me dissoudre. Je ne peux pas vous l’expliquer, mais, en revanche, je sais quand ça a commencé. Ça a débuté après qu’il a dit : « T’es pas la femme que je veux

– Moi non plus. »

Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai dit ça. C’est sorti tout seul de ma bouche. Mais quand il a entendu ma réponse insolente, il m’a lancé un regard plein de haine avant d’enfiler son jean. Ensuite, il a attrapé ses bottes et son T-shirt, et quand j’ai entendu claquer la porte, je me suis demandée un quart de seconde s’il ne mettait pas fin non seulement à notre dispute idiote, mais aussi à nous, à notre relation […] et j’ai pensé : « Qu’est-ce que tu dis de ça, Lula Ann ? As-tu jamais cru qu’une fois adulte tu aurais autant de succès ou que tu réussirais aussi bien ? » C’était peut-être elle, la femme qu’il voulait. Mais Lula Ann Bridewell n’est plus disponible et elle n’a jamais été une femme. Lula Ann, c’était moi à seize ans, qui ai abandonné ce nom campagnard idiot dès que j’ai quitté le lycée.»

Suggestion

Dans le dernier roman de Toni Morrison, Délivrances, c’est la voix de Sweetness, mère de Lula Ann, le personnage principal du roman, qui se fait entendre d’abord : « Ce n’est pas ma faute… » La seconde scène du roman, en revanche, est racontée par Lula Ann elle-même (qui a pris le nom de Bride). La scène se situe quelques années plus tard, au moment où son amant la quitte brutalement : « — T’es pas la femme que je veux Moi non plus ». Bride est devenue directrice commerciale d’une ligne de cosmétiques, admirée pour sa beauté exceptionnelle. Ces deux petites phrases entre son compagnon et elle (s) provoquent un véritable cataclysme. Le corps de Bride va étrangement régresser, tandis qu’elle se lance dans une nouvelle quête d’elle-même…

Comment dire ? Une fois au moins dans notre vie, on aurait aimé être différent de ce que l’on est : porter un nom différent, avoir une autre couleur de peau, être né garçon plutôt que fille, ou l’inverse, avoir d’autres parents, être né ailleurs ou à une autre époque, être un animal ou un personnage célèbre, que sais-je encore…? Nous sommes comme l’héroïne de Toni Morrison, qui renie son identité de petite fille noire et pauvre et troque son nom de Lula Ann contre celui, plus « branché », de Bride.

Je vous propose d’imaginer un personnage qui rêve « d’être quelqu’un ou quelque chose d’autre » que ce qu’il est.

Dans un premier temps, dressez une petite liste de « Et si mon personnage était quelqu’un d’autre, il serait…».

Puis prenez quelques notes préparatoires sur le personnage : son nouveau nom, ses origines, son enfance, sa vie, sa situation exacte au moment où vous l‘imaginez. Tentez de définir un moment-clé de l’existence de ce personnage : où se trouve-t-il ? Avec qui ? Que se passe-t-il ? Et notez quelques-unes de ses pensées au cours de ce moment-clé ou à propos de ce moment-clé. Vous pouvez vous appuyer sur l’une des phrases du roman – « ce n’est pas ma faute », « je ne suis pas ce que je veux », pour entrer directement dans le vif du sujet.

Et vous écrirez enfin un moment des pensées intérieures de ce personnage qui s’imagine en «quelqu’un d’autre».

Vous pouvez bien sûr totalement inventer ce personnage, comme vous pouvez puiser dans votre expérience, ou vous inspirer d’une personne célèbre… et nous envoyer votre texte (un feuillet standard maximum, soit 1 500 signes).

Lecture

Toni Morrison publie à 84 ans son onzième roman, Délivrances. Née en 1931 dans l’Ohio, fille d’ouvriers noirs, elle devient professeur de littérature en université et éditrice. Elle est lauréate du Prix Pulitzer en 1988, puis du prix Nobel de littérature en 1993. Son dernier roman se passe dans l’Amérique d’aujourd’hui, alors que tous les autres se situaient dans l’histoire passée des États-Unis, et certains avant l’abolition de l’esclavage. Elle y raconte la violence régnant entre les communautés blanches et noires, la difficile reconstruction identitaire des Afro-américains, la libération des femmes. En toile de fond, les thèmes du racisme et de la violence, mais aussi l’enfance, la famille, la haine de soi, l’amour et la rédemption… Son œuvre mélange souvent le réel et le magique. Délivrances est un roman où il est question d’enfances fracassées et de l’amour comme possibilité de renaissance. Toni Morrison y fait le portrait de Lula Ann Bridewell, née de « mulâtres au teint blond », mal aimée par sa mère parce que trop noire. Ce rejet se trouve à la base du parcours de Lula Ann, mais aussi de l’énorme mensonge qu’elle imagine pour susciter l’estime de sa mère. La narration est polyphonique, par petits chapitres qui nous font successivement entendre la voix de chaque personnage. Comme les trois précédents livres de l’auteur, Délivrances est un récit court et très dense : « J’ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j’écrive court », précise-t-elle. Malgré sa dureté, ce roman est bien une histoire de délivrances (au pluriel…) et d’amour.

Solange de Fréminville conduit des ateliers d’écriture à Paris pour Aleph-Écriture, notamment un atelier ouvert en librairie, et l’atelier « Écrire avec les auteurs contemporains ».

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