Pascale Presle
Hyper désirs
Tu marches à grands pas vers le rack à caddys du Leclerc. Tu glisses une pièce dans le premier, décroches la chaîne qui le lie au précédent, le manœuvres pour vérifier s’il roule bien et le pousses énergiquement jusqu’à l’entrée du magasin. Tu es une femme sans âge, enfin plutôt une femme dont on ne cherche plus à savoir l’âge. Ta chevelure est blonde, un blond roux, le blond des décolorations maison, avec des boucles de mise en plis. Ta silhouette un peu empâtée, ton visage sans sourire, ton regard bleu de noyée derrière tes lunettes aux verres épais, te font ressembler à toutes les autres acheteuses du matin, ces ménagères de plus de cinquante ans, nombreuses dans la petite ville où vous avez récemment emménagé avec ton mari pour votre retraite. A te regarder de plus près, tu te distingues pourtant des autres : maquillée avec soin, habillée avec élégance comme pour sortir ou aller à un rendez-vous. Et c’est en quelque sorte le cas.
Quand tu passes la double porte coulissante de l’hypermarché, tu te sens forte et soudain plus sûre de toi. Tout de suite tu t’animes d’une joie où point une certaine excitation. Tu ne sors pas de liste, tu n’en fais jamais. Tu sais que pour l’essentiel comme pour le superflu, tu verras sur place, selon tes envies. Tu pourrais aller directement au fond du magasin, au rayon fromages à la coupe. Là, tu regarderais longuement à travers la vitrine la fleur des croutes, l’intensité du persillage, la couleur et la souplesse des pâtes. Sur ton palais tu sentirais le goût plus ou moins salé, gras et amer de chacun d’entre eux. Tu passerais alors ta langue sur tes lèvres, avalerais ta salive pour réprimer ton désir de les goûter tous immédiatement, aussi nombreux soient-ils, et tu en choisirais deux ou trois, voire plus, les jours de laisser-aller. Tu sais que tu ne pourras jamais les goûter tous, mais ce renoncement fait aussi partie de ton plaisir.
Aujourd’hui tu as une autre envie en tête. Et c’est pourquoi tu bifurques directement après le linéaire des téléviseurs vers le rayon habillement. Tu entres dans l’ilot où sont accrochées, pour attirer l’œil les plus belles pièces de la collection. Malgré ta conscience aigüe du beau, tu t’arrêtes devant des chemises aux coloris tantôt criards tantôt trop ternes. Tu touches leurs étoffes synthétiques et rugueuses qui te font passer l’envie de te glisser dans ces vêtements de rien. A cet instant, tu avises le bac des promotions où sont offertes en vrac des robes de toutes saisons, de toutes formes et tailles. Une sorte d’ivresse te gagne à l’idée de pouvoir acheter presque sans retenue. Alors, tu plonges tes jolies mains aux ongles manucurés dans le magma de tissus froissés et en extirpes une jupe aux motifs automnaux à 70% de réduction. Pas besoin de l’essayer, la taille est élastiquée. Tu déplies le vêtement, un léger doute te retient encore, puis d’un geste nerveux tu la jettes au fond du caddy. On a toujours besoin d’une jupe sans façon. Et pour ne laisser aucune place au regret, tu te hâtes vers le rayon lingerie.
D’un regard tu embrasses les portants bien fournis en culottes, tangas, brésiliens et autres slips, en soutiens-gorges emboitant, corbeille, push up, pour finir par les caracos. Un bleu nuit avec un liseré en dentelles attire ton attention. Il ressemble à une nuisette que tu portais quand tu avais vingt-cinq-ans. Tu t’approches et tâtes le tissu. Il est fin, doux, soyeux comme de la vraie soie. Pour mieux en percevoir la texture, tu fermes les yeux et une image d’il y a longtemps s’impose. Elle est nette et lumineuse, malgré les volets fermés de la petite chambre. Sur le couvre lit en chintz rose est allongé un jeune homme, torse nu. Toi, tu te déshabilles lentement, debout devant lui, qui deviendra des années plus tard ton mari. Il te dévore des yeux. Son regard intensément braqué sur toi comme s’il voulait t’absorber, te trouble et te brûle. Quand il se lève, tout ton corps tremble. Quand il pose sa main sur ton épaule et te fait impérieusement pivoter vers lui, chaque once de ta peau frémit. Son ventre t’appelle et tu te colles à lui puis… « La petite Rose est attendue par sa maman Sandrine à l’accueil du magasin. » ‘La chambre, lui, toi, disparaissez. Tu serres le caraco entre tes mains encore quelques instants comme si l’étoffe pouvait ranimer ton désir et le sien. Tu sais pourtant que s’il te voyait le porter, il hausserait les épaules et reprendrait sa lecture, lui qui ne te désire plus depuis longtemps. Et toi qui te désires si peu, tu le comprendrais. Avec la délicatesse d’une amante tu rattaches le caraco sur son petit cintre en plastique, le remets en rayon, puis reprends tes courses en direction des produits ménagers et de l’alimentaire.
Comme une automate, tu continues ta déambulation, accumules les acquisitions dans tous les rayons, de préférence les lots et les promotions. Bientôt ton caddy est plein au point que tu peines à le pousser. D’achats en achats, s’éloigne le passé, la nostalgie des désirs de ta jeunesse et tu te sens moins vide. A la caisse, tu éprouves même une certaine satisfaction à occuper tout le tapis roulant, et plus encore à payer sans ciller le montant assez conséquent de tes courses. Tu te dis que tu as de la chance de pouvoir si facilement satisfaire tes désirs.
P.P.