Isabelle Torrubia, agent d’éditeurs, la passion du texte

Le terme d’agent littéraire, assez courant dans les cultures anglophones et hispanophones, reste encore flou pour le public français. On découvrira ici qu’il peut désigner plusieurs fonctions et plusieurs places : celle d’être intermédiaire entre auteur et éditeur pour faciliter la publication de manuscrits. Et puis celle, tout aussi déterminante, de faire découvrir des ouvrages déjà publiés dans une langue pour les publier dans une autre langue…

Laurence Faure a rencontré Isabelle Torrubia dont le métier est d’être agente de droits étrangers, c’est-à-dire intermédiaire entre des éditeurs français et des éditeurs étrangers. Elle vit à Barcelone où elle a monté son agence : Isabelle Torrubia Agencia Literaria. Parlant couramment plusieurs langues, l’espagnol, le français, le portugais, l’anglais, elle comprend et lit le catalan; et met en lien des éditeurs français et des éditeurs du monde hispanophone et lusophone.

Laurence Faure : Isabelle Torrubia bonjour, en tant qu’agente d’éditeurs, tu fais en sorte que des livres publiés dans des maisons d’édition françaises puissent rencontrer, une fois traduits, un lectorat élargi par la publication dans des maisons d’édition en Espagne, au Portugal, et même en Amérique Latine. Et tu t’intéresses plus spécifiquement à la littérature de jeunesse ainsi qu’à la BD et au roman graphique.

Isabelle Torrubia : Et oui ! c’est bien cela. J’ai découvert la littérature pour la jeunesse lors de mes études en France, à Villetaneuse, quand j’étais en maîtrise des métiers de l’édition. À cette époque, nous avions comme professeur Jean-Marie Ozanne, fondateur de la librairie Folies d’Encre à Montreuil, qui a été un intervenant passionnant sur ce domaine. Puis j’ai travaillé dans l’édition de livres scolaires, à Paris. Et je suis ensuite partie m’installer à Barcelone. En Espagne, j’ai tout d’abord travaillé pour une importante, la plus importante agence littéraire hispanophone : l’agence de Carmen Balcells.

Laurence Faure : Carmen Balcells ! Tu peux nous parler un peu de cette femme ?

Isabelle Torrubia : Cette femme était une figure incontournable dans le paysage littéraire hispanophone. Son agence était et est toujours la plus importante pour les auteurs de langue espagnole. Parmi les auteurs représentés par son agence, on peut citer Gabriel García Márquez (qui l’avait surnommée Mamá GrandeMario Vargas LlosaJulio CortázarManuel Vázquez MontalbánEduardo Mendoza ou Isabel Allende. Chez Carmen Balcells, j’ai appris le métier d’agente.

Laurence Faure : Que faisais-tu dans cette agence ?

Isabelle Torrubia : Je travaillais comme agente littéraire et j’étais également coordinatrice éditoriale d’une encyclopédie sur la gastronomie écrite par Manuel Vázquez Montalbán. Puis j’ai voulu redevenir indépendante et être comme une passerelle entre mes deux pays, la France et l’Espagne en montant ma propre agence, en 2003. J’ai été la première agente littéraire spécialisée en livres de jeunesse en Espagne.

Laurence Faure : Tu travaillais pour quels types d’ouvrages ?

Isabelle Torrubia : J’ai commencé en représentant des éditeurs français et quelques éditeurs, auteurs et illustrateurs espagnols, puis j’ai rationalisé ma démarche et j’ai choisi de représenter des éditeurs français dans les pays hispanophones et lusophones. Je travaille aujourd’hui toujours dans le domaine de l’édition de jeunesse, et depuis quelques temps aussi de la BD et du roman graphique.

Laurence Faure : Peut-on dire que tu es une sorte de commerciale de l’édition française à l’étranger ?

Isabelle Torrubia : C’est cela, même si le terme n’est pas très glamour. Je collabore avec les services des droits étrangers des éditeurs français que je représente. Et grâce à mes connaissances littéraires, culturelles, linguistiques et à mes contacts, je fais le lien avec des maisons d’édition étrangères. J’interviens donc sur des livres qui, du français, seront traduits en espagnol, en portugais, mais aussi en catalan, en basque ou en galicien. Car en Espagne, il ne s’agit pas de marchés de niche, mais de réalités sociologiques, culturelles et linguistiques très fortes. Un même livre, dans une même librairie, peut apparaître édité en plusieurs langues. Ces langues locales sont parlées, enseignées et elles représentent une réalité culturelle et économique importante.

J’interviens donc sur des livres qui, du français, seront traduits en espagnol, en portugais, mais aussi en catalan, en basque ou en galicien.

Laurence Faure : Quelles sont tes interlocuteurs français ?

Isabelle Torrubia : Je travaille avec Actes Sud Junior, Albin Michel Jeunesse, Albin Michel BD, Didier Jeunesse, Éditions des Grandes Personnes, Hélium, Kaléidoscope, L’école des Loisirs, La Partie, Les Editions Animées, Pastel, Ricochet, Rouergue Jeunesse, Rue de Sèvres et Thierry Magnier. J’ai une relation d’exclusivité avec ces maisons d’éditions et je travaille avec la plupart d’entre elles depuis la création de mon agence. Je les ai choisies pour la qualité de leurs catalogues et aussi parce que cela me permettait de proposer aux éditeurs étrangers un éventail très large de titres : livres pour les bébés, albums illustrés, romans pour les enfants ou les ados, non-fiction, livres animés, livres d’activités, BD, romans graphiques et même des livres à colorier qui se transforment en dessins animés !

Laurence Faure : Et comment interviens-tu concrètement ?

Isabelle Torrubia : Il faut lire beaucoup, s’imprégner de l’esprit de chaque livre, faire des choix, réfléchir aux débouchés possibles, s’entraîner à parler des livres et à mettre en avant leurs qualités… et puis, je me rends à des foires du livre internationales comme celles de Francfort, la plus importante au niveau mondial ; de Bologne, consacrée à la littérature de jeunesse ; de Guadalajara, au Mexique, la plus importante du monde hispanophone. Mais aussi au Festival d’Angoulême pour la BD et le roman graphique et au Salon du Livre et de de la Presse Jeunesse de Saint-Denis (Montreuil)…

Je rends aussi visite aux éditeurs à leurs bureaux ou ceux-ci viennent me voir à l’agence et, depuis le début de la pandémie, comme tous mes collègues, je travaille énormément par vidéo-conférence. Une pratique nouvelle que je maintiendrai, dans certains cas, même après la reprise des salons et des foires. Et puis, toute l’année, je fais aux éditeurs des propositions en fonction de leurs centres d’intérêt. Il y a bien sûr, tout un travail en aval de ces rencontres : envoi des livres ou des PDF, négociation et rédaction des contrats, suivi des relevés de droits annuels. Heureusement, je peux compter sur l’aide de deux collaboratrices expérimentées !

Il faut lire beaucoup, s’imprégner de l’esprit de chaque livre, faire des choix, réfléchir aux débouchés possibles, s’entraîner à parler des livres et à mettre en avant leurs qualités

Laurence Faure : Dans toutes ces productions, qu’est-ce qui motive tes choix ? Pourquoi mets-tu en avant tel ou tel ouvrage ?

Isabelle Torrubia : Déjà la qualité graphique et littéraire mais aussi que l’ouvrage me plaise ! En fait, je peux dire qu’il y a trois catégories : les livres que j’aime, les livres qui sont un enjeu particulier pour les éditeurs français, les livres qui sont recherchés par les éditeurs étrangers. Ces catégories se superposent souvent mais pas toujours ! mais dans tous les cas, je suis prête à défendre les livres des éditeurs que je représente !

Laurence Faure : Tu peux en dire un peu plus ?

Isabelle Torrubia : Je travaille pas mal à l’instinct et à l’intuition même si je suis attentive aux tendances et que j’étudie les catalogues des éditeurs susceptibles d’acheter des droits et que je communique avec eux.

Laurence Faure : Quelles sont les tendances actuelles ?

Isabelle Torrubia : Actuellement les éditeurs s’intéressent beaucoup à la BD jeunesse mais aussi au roman graphique et à la BD documentaire ou de non-fiction pour tous les âges. C’est un domaine qui marche bien et qui permet de raconter le monde autrement, de façon plus visuelle. Mais c’est aussi le cas en France. L’intérêt pour le livre documentaire illustré hors BD est aussi important depuis plusieurs années. Je pense que nous cherchons des réponses sur nous, sur l’évolution de nos sociétés et du monde dans ces livres et aussi sur la nature dont nous nous sommes distancés.

Actuellement les éditeurs s’intéressent beaucoup à la BD jeunesse mais aussi au roman graphique et à la BD documentaire. Un domaine qui permet de raconter le monde autrement, de façon plus visuelle.

Laurence Faure : Est-ce facile de convaincre ?

Isabelle Torrubia : Tout d’abord, j’ai choisi les éditeurs que je représente, ce qui veut dire que j’admire leur travail et bien sûr celui des auteurs et illustrateurs qu’ils publient. Je suis aussi d’accord avec les idées que contiennent ces livres. Je ne travaillerais pas pour des éditeurs qui n’estimeraient pas leur public ou qui ne publieraient que pour des raisons économiques ou qui véhiculeraient des idées qui ne seraient pas en adéquation avec une certaine éthique. Convaincre quand on aime, c’est bien sûr plus facile qu’autrement ! Mais il faut rappeler que la production française se démarque par sa créativité, sa liberté de ton et de forme, sa qualité. Elle est admirée dans le monde entier. L’édition française dispose d’un réseau de librairies exceptionnel et elle soutenue par les pouvoirs publics même si cela n’est pas parfait. La Loi Lang sur le prix unique du livre c’est quand même quelque chose et elle a fait école !

À Barcelone, une des deux capitales culturelles de l’Espagne, nous avons aussi d’excellentes librairies, spécialisées ou non mais la densité du réseau n’est pas la même et le nombre de lecteurs bien moindre qu’en France. Il existe bien sûr des aides institutionnelles que ce soit au niveau autonomique ou national mais j’ai le sentiment que la notion de « secteur du livre » est plus… distendue, disons.

Laurence Faure : On l’aura compris : tu es une grande lectrice et tu aimes la littérature de jeunesse. Es-tu parfois tentée d’écrire ?

Isabelle Torrubia : NON ! Car en lire autant, ça rend modeste. Il est très difficile d’écrire un album ! C’est compliqué, le lien entre texte et illustration… C’est compliqué l’apparente simplicité !

Laurence Faure

Laurence Faure est comédienne, animatrice d’ateliers d’écriture chez Aleph Écriture depuis 2002, elle intervient également en formation et coaching sur des thèmes liés à la communication et au management pour des entreprises (BNP, Thalès, Peugeot), pour des organismes de formation (Avant-Scène, Trilog, Emergence Formation), en écoles (IGS Paris, Ecole Polytechnique, Ecole du Barreau de Paris, ENSIIE, EFPP, Paris 13, Paris 8).

Parmi les stages qu’elle animera en janvier le module 1 de la formation générale à l’écriture littéraire « Oser écrire » , du 29 Janvier au 12 Mars 2022 à Paris et « Oser écrire » par e-mail à partir du 11 janvier 2022.