Nathalie Gorce

 

Marion tenait précieusement entre ses mains le seul objet qui lui demeurait familier : son Leica M10. Elle se voyait mentalement prendre cette photo improbable qu’elle avait aimantée sur le miroir de leur salle de bains sachant qu’il ne pourrait la manquer… elle avait bien compris que Marco avait le goût des non-dits. De là, à lui faire l’apologie du Chassagne Montrachet… Elle a souri comme il y a longtemps qu’elle n’avait pas souri en trouvant le paquet enrobé d’algues séchées. Du coup, il se dégageait de sa boite aux lettres une odeur de marée atlantique et elle s’était vu marcher pieds nus dans les goémons.

Mais comme Marco n’était pas là, elle avait partagé le grand blanc avec Clément son voisin de palier, voisin dont elle ignorait tout jusqu’alors, hormis son prénom pacifique. Ils s’étaient croisés en fin de journée dans le hall d’entrée, elle déchirait l’emballage en papier kraft du paquet quand il lui avait dit :

— Vous trouvez pas que ça sent la mer ?

— Oui, vous trouvez aussi. C’est mon paquet !

Quand elle l’a invité à partager le grand blanc, elle a vu ses joues rosir derrière ses tâches de rousseur. Du haut de ses longues jambes chaussées de bottes – de pêcheur peut être elle s’était dit – il lui a répondu souriant :

— D’accord, je viendrai vers 8 heures.

Dans l’encadrement de la porte d’entrée, il portait un tee-shirt gris sombre et un bouquet de romarin. Ils ont parlé de tout, de rien naturellement, Benjamin Biolay chantait « la mienne s’en vient, s’en va, s’en vient, s’en va », quand il y a eu un blanc. Marion avait posé le bouquet sur la table basse et c’est machinalement qu’elle a pris un brin de romarin entre son pouce et son index, pour le parfum. C’était à la fois fort et vide.

— Et il vient d’où ce romarin ?

— Je l’ai cueilli ce matin dans ma garrigue.

Il avait repris les terres de sa grand-mère et créé une herboristerie dans un petit hameau des Corbières où il avait grandi jusqu’à l’âge adulte.

Clément n’ennuyait pas Marion et c’était plutôt rare. Il se dégageait de sa silhouette un équilibre parfait qui lui faisait penser à un arbre, elle hésitait entre un pin sylvestre et un sureau. Elle enviait, le regardant, ce grand corps qui pouvait se mouvoir sans disgrâce entre racines et étoiles, entre passé révolu et lendemains qui chantent. Elle ressentait à son contact une douce simplicité qui l’ancrait solidement dans le présent. Et elle se sentait tanguer légèrement sur le flot calme de leurs mots, telle une petite barque de pêcheur amarrée au port. Peut-être que le grand blanc y était aussi pour quelque chose…

— À chaque repas de famille, ma grand-mère ne manquait pas de répéter que si j’avais réussi mes études de botaniste, c’était grâce à sa tisane de romarin !

— Je n’aurais pas pensé à l’infuser, c’est ce qui vous a donné le goût des plantes, c’est ça ?

— Ah ! non ! Ce n’est pas ça ! C’est parce que c’est une herbe pleine de vertus, presque magique, vous ne savez pas ? C’est bon pour la concentration, pour retenir tout ce qu’on veut bien retenir !

— Non, je savais pas, j’aurais dû en boire un peu plus, moi, de la tisane de votre grand-mère !

— Mais vous, vous faites quoi ?

— Je suis photographe.

Elle trouva bon de le dire si naturellement, comme si rien n’était venu interrompre le va-et-vient des jours.

Mais vous photographiez plutôt des hommes, la nature, des choses scientifiques ?

Elle lui aurait bien répondu « des riens aussi ». Et la photo collée se détacha à nouveau du miroir. Ce matin-là Marco avait préféré s’échapper. De son lit, elle avait longuement scruté le reflet dans la glace au-dessus du lavabo blanc de cet homme qu’elle savait être son mari.

— Un peu de tout mais ce que je préfère, c’est photographier la mer.

Elle prononçait le mot « mer » quand Clément s’était retourné subrepticement pour saisir son sac qui vibrait ; c’est alors qu’elle avait lu, troublée, l’inscription au dos du tee-shirt gris sombre qu’il portait. Ça ressemblait à un sous-titre dans un film muet en noir et blanc qui l’aurait fait pleurer. Elle n’aurait pas pu trouver de mots plus justes pour décrire à Marco ce qui se passait et qu’il ne voulait voir. On pouvait lire en lettres bleues majuscules « La marée de la mémoire ».