« Samson d’Amour », Kristin Harbert

Samson d’Amour

La sonnette de la porte fait sursauter Elena. Assise dans son fauteuil préféré, jambes remontées sous sa jupe longue, pieds sur le cuir usé, l’index gauche au bord des lèvres, sa main droite tient l’objet de toute son attention : un livre qu’elle ne peut plus poser, suspense oblige.

Elle regarde sa montre. ‘Non, il ne serait pas venu avec une demie heure d’avance ! C’est un peu tard pour une visite impromptue. Qui ça peut être? ’ Ses voisins sont en vacances, ce n’est donc pas eux qui viennent lui demander un œuf ou du beurre. ‘Bon, je vais voir,’ pense-t-elle en posant son livre avec regret.

De la baie vitrée du salon, elle est saisie par le soleil couchant derrière les saules le long de la rue, l’ombre de leurs branches, des bras tendues vers la maison. Ni voiture devant la maison, ni personne dans l’allée en pierre qui mène à sa porte d’entrée. Le bruissement de jupe en soie bleue lui fait baisser les yeux sur ses pieds nus. ‘Il vaut mieux me chausser pour répondre à la porte,’ se dit-elle. En recherchant ses pantoufles près du fauteuil, elle s’apprête à crier « J’arrive ! » mais se ravise. Non, elle va d’abord regarder par le judas, avant de décider si elle ouvre ou pas, c’est plus prudent. Tiens, personne. Elle a dû mettre trop de temps.

Elena ouvre grand la belle porte en bois qui laisse entrer la lumière rouge du crépuscule et…une odeur de cigarette. Bizarre, plus personne ne fume. Elle se dit qu’elle avait bien fait de trainer ; il a dû partir. Se rendant compte qu’elle l’imagine homme plutôt que femme, elle reconnaît sa peur nocturne, sans doute stimulé par son livre.

Cette fumée lui rappelle quelque chose, ou peut-être quelqu’un. Elle la repousse en même temps qu’elle l’attire. C’est drôle, on dirait du tabac à rouler, le genre que tout le monde consommait quand elle avait vingt ans. Elena a tendance à oublier cette époque un peu ‘hippy’ de sa vie qui est devenue si bien réglée, et si peu épanouissante. C’est vrai qu’avant, à l’époque où elle fumait, sa vie était plus incertaine, même truffée d’inconnu. Au volant de sa coccinelle rouge, dans sa robe batik orange et violet, elle se sentait à la fois libre, vivante et protégée : bénie par les dieux. Avec cette bande de copains qu’elle ne voit plus…depuis quand déjà ? Eh bien, presque trente ans, puisqu’elle en aura quarante-huit cette année. Cette pensée ne tarde pas à balayer les doux souvenirs tournoyants dans sa tête. Quarante-huit ans, divorcée, sans enfants, en recherche d’emploi : bilan pitoyable ! Au moins, elle a cette belle maison, l’héritage de sa tante. Puis, il y a Marc….quand il trouve le temps de la voir, entre son travail et sa fille, dont il partage la garde avec son ex-femme. Elena sait qu’elle n’est pas prioritaire.

Marc vient la chercher à vingt heures pour aller voir un film en ville. Elle ferme la porte d’entrée et monte vite l’escalier pour se préparer dans sa chambre. Un peu plus tard, devant le miroir de sa penderie, elle entend de nouveau la sonnette. En regardant sa montre elle voit qu’il est moins dix. Marc est rarement en avance. C’est encore ce fumeur ? Mais alors, c’est inquiétant. À quoi joue-t-il ? Non mais, cette fois-ci elle ne va pas ouvrir. Elle attendra que Marc soit là. C’est peut-être un rôdeur.

De la fenêtre de sa chambre, elle essaie de voir si il y a quelqu’un dehors, sans succès. Il commence à faire nuit. Son coeur s’accélère. Une coulée de sueur suit sa colonne et la fait frissonner. Sa main tremble lorsqu’elle éteint la lumière de la chambre. Elle commence à descendre l’escalier, tout doucement dans le noir, en essayant de ne pas le faire craquer. Il ne faudra pas allumer en bas ; les rideaux ne sont pas tirés, on la verrait par la fenêtre. L’odeur de fumée est si forte dans l’entrée qu’elle est persuadée qu’il est encore là, de l’autre côté de la porte. Les minutes s’étirent sans qu’elle ne bouge.

Un moteur de voiture s’approche et s’arrête, une portière claque. ‘Vite Marc, je n’en peux plus !’

Transie soudain par le souvenir de ce tabac aigre-doux, Elena reconnaît enfin le Samson que fumait Karl, son petit ami hollandais. Un grand blond, tellement affectueux qu’il lui faisait penser à un grand chien, un golden retriever. Pourquoi était-il parti déjà ? Ah oui, il avait dû rentrer au Pays Bas pour s’occuper de sa mère malade. Ils s’étaient écrit beaucoup, un peu, puis plus du tout. Elle en avait eu le coeur brisé.

A peine frappe-t-on, Elena ouvre la porte d’entrée, si vite que Marc pousse un cri effrayé en même temps qu’elle. Ils se regardent, les yeux écarquillés.

« Tu m’as fait peur, Elena. Mais d’où vient cette odeur de tabac ? »

« Je ne sais pas, Marc, » dit-elle sans l’embrasser. Ses yeux scrutent son jardin, la rue. Où est-il passé ?

« Mais, tu ne me dis pas bonsoir ? »

« Si, si…»

Ça y est, elle croit voir Karl un peu plus loin dans la rue, sous un lampadaire. Il lève une main pour lui faire signe. Pas de doute, c’est lui…sa grande silhouette, une empreinte indélébile. Puis, il tourne le dos, remonte le col de sa veste et s’en va.

Calmement, Elena dit bonsoir à Marc. Lorsqu’elle embrasse ses lèvres fraiches, elle ne ressent que du vide. Comme sa vie, triste et vide. Les saules, témoins, chuchotent entre eux.

« Bon, on y va ? » dit Marc d’un ton impatient.

« Désolée, je n’en ai plus envie. » Que lui dire d’autre ?

Un effluve de tabac Samson fait trébucher puis galoper son coeur. Elena sent que tout bascule ; le vide se remplit, le manque d’envie se transforme en… vie ! Les arbres l’encouragent, complices.

Sans lever les yeux sur Marc, elle dévale les marches devant sa porte, passe derrière les saules et remonte la rue en courant.

K.H.