« Dans le Grand bain » de Nadia Suire et « Mensonges » de Pierick Lemaire

En réponse à la proposition d’écriture d’Hélène Massip à partir de « Farouches » de Fanny Taillandier, nous avons sélectionné 8 textes parmi ceux que vous nous avez envoyés. Voici celui de Nadia Suire et de Pierick Lemaire.
Nadia Suire

Dans le grand bain    

Perchée sur ses hauts talons, cartable à la main, elle s’embourbait dans l’interminable chemin qui menait vers la grange en réhabilitation. Son cœur s’emballait à mesure qu’elle s’enfonçait dans le silence intimidant de cette terre reculée.Maintenant qu’elle était seule, les anecdotes de ses collègues plus aguerris résonnaient dans sa tête comme pour sonner le glas du temps de l’apprentissage.

Ils l’attendaient, parents et enfants regroupés sur le seuil. Escortée, elle franchit la porte d’entrée vétuste et réputée infranchissable. Elle s’assit maladroitement tout au bord de la chaise désignée par la mère, puis se résolut à poser son bloc-notes, dont le dessous cartonné collait à la table jonchée de matières qu’elle ne voulait pas reconnaître.

En même temps qu’elle les écoutait, elle se laissait distraire par les effluves piquants de moisissure mêlés aux relents d’urine de chat. Elle s’interrogeait sur l’emplacement des commodités et des chambres de la fratrie à protéger, mais rien ne semblait différencier les espaces de vie dans ce logement de fortune. Toute la famille vivait sous le même toit. Fallait-il s’en inquiéter ?  Elle se remémorait la lecture du dossier, « Monsieur P, père des cinq enfants, est l’ex-beau-père de Madame P ». Étaient-ils pour autant de mauvais parents ?

Elle regagna son véhicule, désorientée. Ses repères venaient de s’effondrer. Le temps de la théorie était déjà si loin. Elle venait de sauter dans le grand bain, mais la bouée ne lui avait pas été d’un grand secours.

N.S.

Pierrick Lemaire

Mensonges

On m’avait toujours dit de ne pas pénétrer dans ce bois.

Mais aujourd’hui, j’y vais!

Une sorte d’arche de branches emmêlées marque l’entrée du bois et surplombe un chemin étroit. Des lianes fines, d’une couleur changeante entre vert sombre et gris pâle, tombent au sol, à la fois tentatrices et angoissantes.  Je respire profondément et me propulse résolument au-delà du couvert des arbres.

Je sens alors mon esprit qui commence à vagabonder. Une sorte de souffle agit sur mes pensées, et se répète, balayage régulier qui aiguille mon esprit vers une direction inconnue.

Un promeneur surgit avec qui j’entame facilement une conversation. Un balayage et je lui raconte avec entrain mon métier d’éleveur de pur-sangs. Je viens de mentir ! Et ce n’est pas désagréable.

Au balayage suivant, je lui décris avec force détails ma belle maison lumineuse au milieu des bois. Quel beau mensonge, moi qui loge dans un appartement petit et sombre ! Je ressens une intense satisfaction à cette bonne farce, contrecarrée par une mauvaise conscience pour avoir dupé cet homme. Cette contradiction me fait mal à la tête.

Mensonges après mensonges, ma tête est un champ de bataille entre le sentiment jouissif de berner autrui et ma conscience qui vrille ma tête à coup de lucidités. Dans ce combat, c’est finalement Jekyll qui l’emporte contre Hyde et je retrouve l’orée du bois, hébété, la tête en feu à l’entrée du chemin interdit.

C’est fini, je ne flirterai plus avec ce bois !

Mais peut-on me croire ?

P.L.