« Les années Super 8 », Annie Ernaux : de l’image à l’oeuvre

Pour la sortie nationale du film documentaire « Les Années super 8 » de Annie Ernaux et David Ernaux-Briot, Les Amis de l’Utopia à Bordeaux ont organisé une projection autour du thème Cinéma et littérature. En association avec Les Amis de la Machine lire, Arlette Mondon-Neycensas a introduit le débat autour de ce film. Nous vous faisons partager ici son regard sur l’oeuvre d’Annie Ernaux et son rapport à l’image.

« Les Années super 8 : de l’image à l’œuvre », par Arlette Mondon-Neycensas

En regardant le film de Annie Ernaux nous pourrions nous dire que la vie d’un Prix Nobel de littérature pourrait ressembler à la nôtre… Même à quelques années de différence, les images des Années super 8 nous sont familières : Les cadeaux sous le sapin de Noël, la première descente à ski de notre petit dernier. Si nous ne sommes jamais allés au Chili et n’avons jamais aperçu Allende nous avons tous des images d’atterrissage d’un avion sur un aéroport lointain, ou encore la photo d’une célébrité quelconque, si ce n’est le portrait d’un être cher désormais disparu, imprimé au fond de notre téléphone portable.

Depuis Les années super 8, les images se sont démocratisées, elles s’accumulent souvent pêle-mêle dans nos appareils électroniques, sous forme de petites vidéos ou d’images qui captent des moments plus ou moins exceptionnels. Pour la plupart d’entre nous, ces images que nous chérissons tant, tout en les oubliant parfois, ne deviendront jamais une œuvre.

Voici une énigme que nous pose le visionnage de ces Années… Comment Annie Ernaux a su depuis 50 ans faire des événements de sa vie, ou plutôt « de la vie » dirait-elle, une œuvre où le singulier touche à l’universel ?Comment les petits riens de l’existence, les détails du quotidien, ont trouvé une forme pour toucher le lecteur par le simple pouvoir de la sobriété de son écriture, sans toutefois chercher à émouvoir.

Annie Ernaux ne nous parle pas de sa vie, mais de la vie ; de ce qui nous est commun : les joies, la  perte, l’amour, le deuil, évènements que nous éprouvons tous, mais de façons différentes.

Le corps, l’éducation, la condition sociale, l’appartenance sexuelle orientent le trajet de son écriture…  Comme en  témoignent les images des Années Super 8, l’œuvre de Annie Ernaux est un trajet, et le prix Nobel qui vient de lui être attribué en est la reconnaissance. Cependant, ce trajet peut s’écrire au pluriel car nous savons tous que son trajet d’écrivaine est intimement lié à son trajet personnel.

Le regard de Philippe Ernaux saisit tous les signes du  bonheur d’une famille bourgeoise des années 70 : les objets chinés dans les brocantes, le rire des enfants, les voyages lointains,  les vacances familiales… Ces images, d’abord muettes, ne sont pourtant pas silencieuses, elles laissent percevoir un embarras derrière le sourire timide de la jeune femme, embarras de ceux qui ne sont pas sûrs d’être à leur place. Au fil des bobines, on voit les images se dépeupler de leurs personnages pour laisser la place aux paysages désertés de l’idéal familial.

Cette mosaïque de films sur laquelle Annie Ernaux a posé en voix off les souvenirs de cette époque, éclaire ce qui est dans le hors champs de l’image.

Derrière l’image de la jeune femme au sourire embarrassé, semble se loger  l’ombre de l’enfant d’Yvetot, fille d’épiciers d’un quartier populaire. Celle qu’elle ne cessera sans doute jamais d’être. Ainsi, pendant que la famille dévalait les pistes de ski, la jeune mère de famille, solitaire, écrivait un roman dans lequel elle disait ou criait d’où elle venait : le lieu de ses origines, celles de sa famille, la trivialité de la vie des gens que l’on nomme pudiquement «modestes ». Tout cela s’imposait à elle comme une nécessité, et son écriture s’est effectuée dans une quasi clandestinité, comme si les deux mondes qui sont les siens ne pouvaient cohabiter, mondes qui font écho aux mots de Baudelaire « je suis de race inférieure de toute éternité ».

Ce roman secret s’est intitulé : Les armoires vides. Il a été édité chez Gallimard en 1974, alors que son mari Philippe Ernaux imaginait que l’activité d’écriture de son épouse n’était qu’une activité occupationnelle.

Au cours des onze années de tournage des Années Super 8, Annie Ernaux a édité trois ouvrages : Les armoires vides. Ce qu’ils disent ou rien et la Femme gelée en 1981, qui  marquera la séparation avec son mari.

Les années Super 8 sont le point de départ de la publication de nombreux livres, qui racontent la vie… Impossible de ne pas nommer : La place ou encore une Femme, hommage à ses parents et à ces invisibles à qui elle donne une existence, une humanité. Il me semble que ces deux ouvrages sont nécessaires pour s’orienter dans la lecture de l’œuvre de Annie Ernaux, la suivre dans l’évolution de son écriture.

L’écriture véhémente des Armoires vides va être ensuite travaillée dans ses autres récits, comme on travaille une matière dont elle cherchera à soustraire métaphores, enluminures et artifices. Elle a trouvé sa propre voix d’autrice en inventant ce qu’elle  nomme « l’écriture plate ». Pas question pour elle de permettre à ceux qu’elle nomme les dominants, d’avoir un regard condescendant, ou une prise sur ceux dont elle parle et plus particulièrement sur son père.  Si son œuvre s’est ancrée dans l’histoire de ses origines sociales, elle a su explorer sans complaisance d’autres thèmes pas toujours avouables comme ceux de la honte, de la jalousie, du  corps, de la sexualité, sujets on ne peut plus universels qui rencontrent une vaste communauté de lecteurs.

Nous pouvons maintenant revenir sur l’énigme posée au début de cette présentation : en quoi cette profusion d’images qui nous est devenue si commune, circule, tourbillonne dans la spirale de nos vies, sans pour autant faire œuvre ? Les Années Super 8 donnent matière à réfléchir sur la fonction de l’écriture.

La rencontre du singulier et de l’universel a encore des choses à nous dire.

A.MN

Arlette Mondon-Neycensas a travaillé dans le champ médico-social et a animé des ateliers d’écriture auprès d’adolescents en rupture sociale.

Elle conduit à Aleph des ateliers par e-mail, en présentiel, des Ateliers Ouverts en librairie à Bordeaux. Elle animera du 20 février au 17 avril 2023, le stage « Nouvelle-flash » par e-mail.