« ODLO », Flora Bornstein

ODLO

Le jour où je me suis enfin sentie prête, je ne lui ai rien dit. Je lui ai dit oui, sans rien lui dire. Oui, pour devenir mère. Oui avec lui, si positif, si sûr de lui, si résistant… Un père si différent de moi. Justement : oui ! Et donc ce voyage que j’avais imaginé faire un jour, sans même me dire que c’était un devoir, maintenant, c’était le moment.

— Oui, s’il vous plaît mademoiselle ? Je cherche les sous-vêtements chauds.

Quand j’avais su qu’un groupe s’organisait pour novembre, je n’avais pas hésité. Je tenais à ce qu’il m’accompagne. Il avait accepté. J’avais aussitôt appelé ma sœur pour la convaincre de partir, elle aussi. Y aller sans elle était impensable. On irait en couples.

— Suivez-moi, je vais vous montrer. On a différents modèles… Tenez, celui-là par exemple est le plus technique. Bien chaud, mais en même temps, respirant.

Je ne m’expliquais pas ce qui m’avait poussée là. Venir dans le magasin de sport le plus réputé de la ville pour trouver le meilleur équipement du marché m’avait paru logique, voilà tout.

— C’est ce qui compte le plus avec ce genre de sous-vêtements, avait ajouté la vendeuse en caressant la matière, surtout quand on se dépense beaucoup ! Vous êtes plutôt ski de piste ou plutôt randonnée ?

— Oui. Enfin non. C’est pour un séjour en Pologne.

— Ah d’accord… Je vois. Dans ce cas, on peut partir sur ce modèle-là, moins technique… Moins cher…

— Non mais peu importe le prix, je veux ce qu’il y a de plus protecteur.

La note avait été salée mais je nous avais tous équipé sans trembler. Pour une fois, croyais-je, j’avais pensé à tout.

Nous n’étions pas allés à Auschwitz en train mais en avion puis en car. Une cinquantaine de participants dont la plupart étaient des têtes familières de la communauté et le survivant, organisateur du voyage. Mal à l’aise dans ma double couche de vêtements, je m’étais retranchée en moi-même dès le début du trajet, étanche au brouhaha d’un voyage organisé presque comme un autre. Une femme avait pris le micro. Allait-elle chanter ? C’était la guide qui commençait ses explications, le temps que le car se gare sur le parking.

On l’avait suivie en groupe. Je collais ma sœur. Au loin, je reconnaissais déjà le décor mille fois vu et lu. Le portail… L’avertissement… Les bâtiments en briques rouges. Il ne faisait pas froid.

-Les grands-oncles, avais-je demandé à ma sœur, ils sont restés combien de temps déjà à Auschwitz ?

– Ils ne sont pas arrivés.

Ah oui, j’avais oublié, avais-je pensé…

Le tour avait commencé dans l’allée centrale. « Résistance polonaise », « prisonniers », la guide racontait l’histoire avec un fort accent polonais et ses R qui roulaient étaient venus percuter violemment la mienne d’histoire. Celle de ma famille, tant de fois racontée : la violence des pogroms, l’antisémitisme polonais, la fuite vers la France et la suite. Pour le moment, le mot juif n’avait pas été prononcé. Ça, je l’avais bien entendu. J’avais préféré prendre la tangente pour serrer de près le survivant qui, lui, était depuis longtemps sorti des rangs. J’étais venue là pour ça, pour marcher dans ses pas. Justement, le témoin fulminait. Ses yeux bleus lançaient des éclairs froids contre la guide. Il ne se gênait pas pour dire tout haut ce qu’il pensait des Polonais d’hier, des guides polonais d’Auschwitz d’aujourd’hui. A chaque fois « c’est la même histoire » disait-il. Il n’avait pas confiance. Rangée à ses côtés, je me glissai dans sa colère. A part ça et la douceur de la température, je ne ressentais rien.

— Les Odlo, finalement, tu les as mis ? Demandais-je à ma sœur avant d’entrer dans le musée.

— Les quoi ? Ah ! Heu… Non ! » dit-elle sans plus d’explications.

« Respirants » murmurai-je face aux pyjamas rayés exposés comme des reliques, aux valises orphelines entassées en montagne. Chaussures écrasées, bols rouillés, tout me paraissait mis en scène, pas à sa place, à commencer par moi, ridicule dans mon costume de ski pour grand froids. Quel rôle jouais-je ici ? Touriste ? Descendante ? Juive ? Victime ? L’océan de lunettes intactes, tordues, amputées, éborgnées me regardait. Mise à nu ! J’aurais voulu… Disparaître ?! Indécente, perdue dans le labyrinthe de mes questions sans issues, je n’avais pas retenu grand-chose du musée. Ensuite, avions-nous rejoint Birkenau à pied ou en navette ? Qu’avais-je ressenti devant les rails ?

Le choc du vide m’avait enfin réveillée de ma torpeur égocentrée. L’immensité du rien entre les baraques alignées à perte de vue m’avait frappée à l’estomac, avait atteint ma conscience, révélé l’ampleur du plan et l’étendue du massacre. Suivre le survivant qui, lui, ne semblait pas perdu. Recueillir sa parole avant qu’elle ne s’évapore. Lui lâchait par bribes un puzzle de dates et de faits. Dans une baraque, il avait montré un lit, expliqué comment ils s’entassaient. Aux latrines, il s’était attardé et avait tout décrit avec beaucoup de précision. C’est tout. Le soleil avait fini par décliner. Il y avait eu encore les fours crématoires et la chambre à gaz. C’était ça ? Le survivant n’était plus là. Entrer, pas entrer ? Je m’accrochai à ma sœur. Quoi chercher ? Quatre murs noircis. Un sol. Un plafond. Je m’étais vite éloignée en regardant mes pieds marcher dans l’herbe. Je savais ce que je foulais. Pas mes grands-oncles, morts avant même d’être arrivés.  Je leur en voulais presque.

Il n’y avait plus rien à voir, on avait regagné le car.

Pendant le trajet vers l’aéroport, un flot de paroles convenues avait été prononcées, comme pour combler le vide entre là-bas et ici. Sans aucun bagage à enregistrer, nous étions pressés de prendre la fuite. Une journée en Pologne, c’était bien assez ! Moi, j’étais revenue de ma solitude dans cette éternité quand il m’avait pris la main, au moment du décollage, chaude, ferme… Je m’étais retournée vers ma sœur, son mari avant de m’envoler vers notre avenir en lui serrant la main plus fort. Ensuite, que resterait-il de ce voyage ? Des sous-vêtements Odlo respirants, pliés dans un placard.

F.B.