Odile Charrier

Ébloui par les illuminations des éclairs, assourdi par les craquements du tonnerre, il déclenche les essuie-glaces sur la vitesse maximum et se cramponne au volant. Adhérer à la route. Il avance dans des giclements de violence. La route invisible. Ses phares ne percent pas le rideau compact de la pluie. Il roule au pas avec l’angoisse que sa vieille bagnole s’arrête, noyée là. Il sent qu’elle est prête à se dissoudre dans ce liquide noir. Un liquide épais. Il plisse les yeux pour essayer de distinguer plus précisément la limite entre le goudron et l’herbe du bas-côté.

Le bruit des gouttes sur la carrosserie menace l’habitacle comme une mitraillette en action. Sur la capote, l’écho d’un tambour éventré. L’eau s’insinue par les portières et les vitres ; il ressent sur sa peau cette humidité chaude qui, au contact de sa peur, se refroidit et le glace de panique. Dans la voiture, la moiteur tiède sent le brûlé.

Il perçoit indistinctement que Linda, assise à son côté, lui parle. Il ne distingue absolument pas ce qu’elle dit. Une bouillie de mots s’échappe du siège passager. Il n’ose pas tourner la tête de peur de perdre le contrôle de la voiture. Il ne peut pas lui demander de parler plus fort. Des mots atténueraient l’attention. Il répète en silence: « Laisse-moi… s’il te plaît, laisse-moi conduire…. »

À chaque éclair sa respiration se bloque et la fréquence des flashs qui zèbrent le ciel le rend haletant. Il aspire l’air humide sans expirer pour rester concentré, surtout ne pas se détendre. Ses mains sur le volant sont douloureuses à force de serrer toujours plus fort.

Il pleut des torrents de haine. Des morsures féroces se succèdent dans ses yeux toujours plus écarquillés. Il essaie de trouver sa route mais la pluie l’égare dans les défoncements spongieux du bas-côté. Une lutte entre les crocs d’une bête enragée. Par moments, il est happé dans une gueule humide et baveuse : une impression gluante, collante, des bruits de succion, une haleine chaude…

Les paroles de Linda, hachées par la force de l’orage, sont un grincement plaintif et geignard à son côté. Tais-toi !

L’énervement le gagne. La peur envahit la voiture. Les éclairs l’aveuglent. Les coups de tonnerre claquent comme des gifles sur la tôle de la voiture. Son corps est rompu sous les coups, éreinté par cet acharnement, épuisé par cette tension. Cet affrontement avec l’adversaire qui rebondit sur le ring le laisse vidé. Il est jeté dans des cordes, et blessé jusqu’au fond des os.

Il entend les borborygmes de Linda et l’entêtement qu’elle met à lui parler lui donne des envies de frapper. Des coups pour se libérer. La faire taire, l’étouffer, pour ne plus entendre sa propre terreur. « Linda, tais-toi ! Je t’en supplie, tais-toi ». Incapable de savoir s’il parle  vraiment. Les mots se diluent dans le vacarme de l’orage. Mais pourquoi arrive t-il à l’entendre ?

La voiture ne lui obéit plus. Elle glisse sur la route. Il est au rond-point quand un éclair lui permet de se repérer et de se repositionner sur l’asphalte. Alors qu’il prend la seconde sortie, la voiture accélère sans qu’il ne commande quoi que ce soit… Il se sent en faire le tour, et recommence, et repart pour un nouveau tour… la voiture va toujours plus vite… la vitesse propulse son torse vers le milieu de la voiture… il se sent aspiré. Il enfonce le pied droit sur le frein. « Vite. Freiner à mort. »

Les branches de l’arbre central, alourdies par la pluie, agacent la capote de la voiture comme le pompon du forain pendant les tours de manège de son enfance. Les branches grincent sur la bâche. Les feuilles humides et les branches trop lourdes transpercent le toit de la voiture et se frottent maintenant à son visage avec insistance.

Linda hurle des mots liquides qui s’insinuent dans sa gorge pour le noyer. Elle l’étouffe de ses cris, l’asphyxie de phrases pâteuses.

Les branches détrempent son visage. Il étouffe. Il lâche le volant pour libérer son visage de l’assaut des feuilles détrempées. L’humidité chaude sur les mains…

C’est alors qu’il se retrouve dans son lit, en train de se battre avec la branche du pommier du jardin qui, cassée par la tempête s’est engouffrée dans la fenêtre ouverte.

Linda assise sur le lit gémit : « Vite, Georges, fais quelque chose ! » .

O.C.