« Virgule », Anne Scotto

Virgule

À trente minutes de la fermeture, une femme entra d’un pas fatigué. Elle balaya du regard les rayons de la boutique et se dirigea vers le fond, là où des panonceaux criards annonçaient jusqu’à moins 70% pour la troisième démarque. J’étais à ma caisse, déjà pressée de descendre la grille de fer ajourée avant de faire le bilan de la journée. Je croisais les doigts pour que cette cliente tardive ne fasse que passer et ressorte aussi sec. Elle répondit à peine à mon bonsoir automatique ou d’une voix si feutrée que je l’entendis mal. Elle avait une allure très commune, était entre deux âges et je ne lui accordai pas plus d’attention. Les yeux sur l’écran de mon portable, je ne l’entendis pas arriver près de moi. C’est son parfum iodé qui m’alerta de sa présence. Je levai la tête et fus accrochée par son regard vert noisette. Elle me demanda si elle pouvait passer en cabine. Ses bras étaient chargés de tout un tas de matières fluides et colorées, mêlées à tel point que je ne reconnaissais pas les vêtements. Elle me suivit dans mon sourire et je lui indiquai la dernière cabine, la plus large, pour plus de confort. J’étais évidemment à sa disposition si besoin. Elle s’installa en laissant tomber au sol le paquet de frusques en désordre. Elle tira le lourd rideau sur elle. Je l’entendis fourrager un peu, le temps de se débarrasser de ses baskets et du sac à sequin qu’elle portait en bandoulière. Ses chaussettes rose tendre apparurent sous la tenture. Dans l’élan qu’elle mit à faire glisser son pantalon de lin, son coude droit ouvrit une large virgule dans le rideau. Je vis subrepticement une fesse, une cuisse pâle et le galbe d’un mollet ferme. Je détournai les yeux par réflexe…

— Mademoiselle ? Vous êtes là ?

Sa voix m’attira à elle et me demanda d’échanger une taille L contre un M. Une chemise de lin blanc apparut brusquement au bout d’un bras très long, prolongé d’une main fine tatouée d’un colibri bleuté émouvant, dans le creux du pouce.

Je retournai dans la boutique, trouvai le bon chemisier et le ramenai très vite. L’heure tournait. Je ne revins pas à l’entrée des cabines mais restai là, à portée de cintre si besoin. Mon regard glissa dans l’entrebâillement intact du rideau. La femme était de trois-quarts dos, face au miroir. D’un geste sûr, elle fit sauter l’agrafe de son soutien-gorge de dentelle fine. Elle libéra ses seins très blancs. Leur peau satinée promettait une douceur que j’aurais bien aimé éprouver. Elle leva les bras bien au-dessus de sa tête et la chemise blanche glissa sur son corps. Son visage m’échappa mais pas le mouvement élastique du galbe de sa poitrine un peu lourde et engageante. Sa chevelure brune réapparut, puis l’éclat de ses yeux noisette en reflet. Sa bouche entrouverte sourit au miroir. Enfin ses mains lissèrent dans une caresse le lin sur son buste. Cela n’avait duré qu’une seconde mais je fus troublée de cette apparition intime. Frissons délicats, immobilité puis ressaisissement. Je reculai d’un pas, le cœur emballé. Le rideau bougea, refermant la virgule impudique. La femme enfilait probablement un des pantalons qu’elle avait choisis sur les cintres. Elle sortit alors de la cabine et se posta devant l’immense miroir du renfoncement.

— Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?

Elle se plaçait d’un profil sur l’autre, entre le miroir et moi. Son parfum dansait dans l’air à chacun de ses mouvements. L’éclairage, dans le contrejour des spots, rendait le chemisier tout à fait transparent et ses deux seins, sa taille, même le rebondi de son nombril saillant me saisirent.

— Très bien ! Cette tenue met vraiment votre silhouette en valeur et le blanc vous éclaire.

Je ne reconnus pas ma voix qui débitait la phrase commerciale, toute formatée pour pousser à l’achat. Un faux pli dans le pantalon aurait mérité d’être aplati. A l’idée de poser ma main sur son corps, quelque chose m’envahit imperceptiblement et je n’eus pas l’audace de m’approcher d’elle.

— Vous êtes tout à fait désirable…

C’est plutôt ça que j’aurais aimé lui dire. Mais je regagnai ma caisse, d’un pas rapide pour couper court à ce trouble inconnu ou, peut-être plutôt, pour le laisser cheminer à son aise.

La femme prit son temps. Elle essaya d’autres tenues en allées et venues devant le grand miroir, puis elle se dirigea vers la caisse. Moi, j’étais en suspens. Le temps qu’elle marche vers moi, je vis bouger son corps rhabillé, comme au ralenti. Je me rassasiai de cette silhouette que je connaissais presque nue et qui ne dévoilait plus rien. Elle me tendit ce qu’elle avait choisi. Elle avait laissé sur un portant ce qui ne lui plaisait pas. Elle régla ses achats en plaquant son smartphone sur la centrale de paiement. Un frisson me prit à ce geste assuré. Je pliai avec précaution ses vêtements dans une poche en papier un peu large et la lui remis le long du comptoir. Elle la prit, sortit le chemisier du sac et me le tendit.

— Tenez, je vous l’offre. Il devrait bien vous aller à vous aussi. Il me semble qu’il vous a plu, non… ?

Je m’abandonnai dans son regard. Elle sourit, la tête irrésistiblement penchée vers la gauche, puis sortit de la boutique à pas tranquilles sans se retourner.

— Bonne soirée. Au plaisir de vous revoir, mademoiselle.

Sa main au colibri me fit signe de loin, d’un peu trop loin.

A.S.