8445470-une-rentree-historique-1-trotski-vu-par-patrick-devilleCette semaine Alain André vous propose d’écrire à partir du roman de Patrick Deville « Viva », (Seuil, 2014). Envoyez-nous vos textes jusqu’au 25 octobre à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.

Extrait

« Au bas de l’échelle de coupée du Ruth, pétrolier norvégien sur lest, on remet au proscrit Trotsky le petit pistolet automatique confisqué à l’embarquement trois semaines plus tôt. Celui qui a commandé l’une des armées les plus considérables du monde glisse dans une poche tout ce qui reste de sa puissance de feu. C’est un homme d’âge mûr, cinquante-sept ans, les cheveux blancs en bataille, à son côté sa femme aux cheveux gris, Natalia Ivanovna Sedova. Ils sont pâles, éblouis par le soleil après la pénombre de la cabine. On voit sur une photographie Trotsky se coiffer d’une casquette de golf blanche et peu martiale. Sur le quai, les accueil un général en grand uniforme et quelques soldats, une jeune femme aux cheveux noirs tressés montés en chignon. On les accompagne vers la gare de Tampico. »

Suggestion

Le dernier roman de Patrick Deville, Viva (Seuil, août 2014) poursuit l’entreprise biographique inaugurée avec Pura vida en 2004. Il s’agit toujours de « sauver des vies » en les écrivant puisque, comme il est précisé dans Peste et choléra, « si chacun d’entre nous écrivait ne serait-ce que dix Vies au cours de la sienne aucune ne serait oubliée ». Ici, il « sauve » Trotsky, le chef de guerre, pourchassé par les hommes de main de Staline jusqu’au Mexique où ils finiront par l’assassiner, et Malcolm Lowry, l’auteur du fabuleux roman Sous le volcan. Tampico, Mexico, Coyoacán et Oaxaca constituent le territoire de cette chasse biographique, qui lui permet de « sauver » aussi Frieda Kahlo, Diego Rivera, Tina Modotti, Traven et ses identités multiples, Sandino et même quelques passants mexicains comme Antonin Artaud ou André Breton en quête des Tarahumaras, voire Maurice Nadeau ou Simone Weil, filant pour la plupart droit au tombeau, plutôt que de renoncer au moindre de leurs rêves.

Ce qu’il sauve, en vérité, ce sont des instants, reconstitués et surtout rêvés. Et si vous deviez sauver une vie, non, moins qu’une vie, un instant d’une vie, qu’elle soit illustre, se confondant avec nos souvenirs des images d’Épinal de l’Histoire de France (Clovis et le vase de Soissons, Jeanne écoutant ses voix à Domrémy), quelle vie choisiriez-vous ? Quels destins vous ont fasciné ? Dressez une liste, pour voir, personnages historiques célèbres ou oubliés, ou anonymes, ou décalés, puis faites un choix (comme Deville). Tentez de nous donner à voir, de façon aussi précise que possible, quasi hallucinatoire, un instant de cette vie, en vous appuyant sur les informations que vous pouvez trouver, bien sûr, mais surtout, et plus encore, sur votre rêve de cet instant. Envoyez-nous la scène (un feuillet de 1500 signes au maximum).

images-1Lecture

Grand voyageur, esprit cosmopolite, l’auteur, né en 1957, dirige la Maison des Écrivains Étrangers et Traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire. Son œuvre est traduite en dix langues. Elle compte notamment cinq romans publiés chez Minuit de 1987 à 2000 et désormais six autres publiés au Seuil (Pura vida, 2004, La Tentation des armes à feu, 2006, Équatoria, 2009, Kampuchéa, 2011, Peste et choléra, 2012 ).

Viva est encore une fois remarquable par la brièveté, le sens de la formule, la densité, le sens de la mise en perspective historique comme du détail sensible. La discrétion du narrateur s’accentue, de sorte qu’on le devine à peine, de loin en loin, tel qu’il est pris dans la fatigue des voyages immenses qui soutiennent sa quête, de Vladivostok à Mexico par exemple. Elle est au service des coïncidences inouïes, qui permettent à l’auteur de nous surprendre sans cesse, par une série de sauts, de rencontres, de fissures et de ruptures qui étourdissent et enchantent le lecteur. Trotsky et Lowry, « celui qui agit et celui qui n’agit pas », ne se sont jamais rencontrés, même s’il est question deux fois du chef de l’Armée rouge dans Sous le volcan, mais ce sont deux personnages faustiens et, ce qu’on sait moins, deux écrivains véritables. L’occasion pour Deville, en tout cas, d’écrire des « vies parallèles », façon Plutarque : de souligner des destins. On plonge dans le chaudron révolutionnaire mexicain des années trente (la révolution y est plus ancienne que la russe, de dix ans). On se souvient d’Emiliano Zapata et de Francisco Villa, on découvre ou on révise la littérature de l’époque, l’anarcho-syndicalisme, les peintres muralistes, la diaspora surréaliste. On entre dans le vertige devillien des fantômes et des traces. C’est Halloween au Mexique. On ne sait plus si on a envie de faire l’amour, la révolution ou un roman. Les pages les plus vraies sont celles où surgissent les personnages du roman de Lowry. On est perdu, sonné, on s’accroche, on est récompensé.

On pourrait s’énerver – le roman biographique, ça y est, c’est tendance, pourquoi pas relire l’Encyclopédie, tant qu’ils y sont -, mais non, on se dit tiens, l’Histoire revient, la politique aussi, mine de rien, la biographie alors redevient un angle possible. On a envie d’approfondir. D’autres revisiteront les peintres muralistes, ou le théâtre d’Artaud, ou les manifestes surréalistes. Moi, j’écoute Deville, lire et parler de son roman sur France-Culture <http://www.franceculture.fr/emission-les-bonnes-feuilles-patrick-deville-viva-2014-08->. Je rouvre mon exemplaire de Sous le volcan, un des romans les plus extraordinaires du vingtième siècle, écrit pendant les périodes de rémission de l’auteur, loin du mescal et du reste, je relis un chapitre. Je songe à mes hésitations de naguère, littérature ou révolution, création ou transmission. Je découvre le travail de la photographe Tina Modotti, dont un beau roman graphique narre opportunément l’existence mouvementée (Tina Modotti, par Angel de la Calle, Vertige Graphic, pensez à vos cadeaux de Noël). Et puis je relis Viva, déjà, puisque les chroniques de L’Inventoire m’en donnent l’occasion.

 Alain André

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