Vos textes, à partir de « Les vies multiples d’Amory Clay » de William Boyd

Fin juillet, Alain André vous a proposé d’écrire à partir du dernier roman de William Boyd, Les vies multiples d’Amory Clay (Éditions du Seuil, octobre 2015, pour la traduction française). Nous avons sélectionné 7 textes en réponse à cette proposition. Merci à tous de votre belle participation !

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Photo: Danièle Pétrès

Véronique Dubois

Le cachet de la poste faisant foi

Je suis restée un long moment pensive face à ces photos que j’avais disposées sur la table. Il y en avait une bonne trentaine. Je les déplaçais, je tentais de trouver un lien entre elles, j’essayais de comprendre, surtout… L’album avait visiblement souffert du voyage et seuls quelques clichés étaient encore collés sur les pages en carton blanc jaunies par le temps. Je l’ai feuilleté et j’ai cherché des indications autres que ce prénom, « Julia », écrit au crayon sous deux photos noir et blanc ; une date, un lieu, une légende… En vain. J’ai examiné à nouveau la grande enveloppe kraft adressée à mon nom. L’expéditeur avait manifestement voulu garder l’anonymat. Seul indice tangible : elle avait été postée dans une petite ville du Nord.

Un album surgi de nulle part, des photos de visages inconnus et cette feuille de papier qui m’était parvenue déchirée : tout ça ne me disait rien qui vaille. Sur le feuillet un peu chiffonné, ces mots tracés d’une écriture nerveuse – celle d’une femme, j’en étais certaine – : « Voilà, c’est fait. Toute ma vie en quelques photos : quel… ». Le papier semblait avoir été déchiré rageusement, précipitant dans le vide la fin de la phrase, un constat, un aveu, peut-être même un début d’explication.

J’ai rouvert l’album. Ce regard m’intriguait. Me troublait, même. Tu semblais bien songeuse, Julia…

Soudain, j’ai éprouvé une sensation désagréable. Un long frisson le long de la colonne vertébrale…

V.D.

 

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Photo: D. Pétrès

Damien Ducret

 

Quelques semaines interminables séparent ces deux clichés qui maintenant remontent à plus de cinquante ans. Je reconnais le grain, l’épaisseur du papier et le visage de Maria. Mes yeux fatigués replongent alors avec plaisir dans cette première rencontre.

Au-bas de cet immeuble de ce quartier à l’abandon, nous nous saluons à peine, pressés par une inquiétude que seule notre curiosité réciproque apaise. Je l’invite à emprunter l’escalier. La porte de l’appartement est entrouverte. Elle regagne machinalement la pièce principale et ramasse au passage un vieux rideau dont elle se fait un chandail. Mon appareil au poing, elle reste prostrée là, recroquevillée dans un angle de la pièce aux papiers peints défraîchis. Midi sonne. Le soleil est partout. Je m’isole de l’humidité des lieux dans une dernière inspiration. Mes yeux se ferment tandis que le cliquetis d’un seul déclenchement est suffisant ce jour-là avant de prendre congé. Dès mon retour à la maison, je m’enferme dans la chambre noire. Je déroule la pellicule sacrifiée à cet unique visage et commence la litanie des bains. La prise est bonne. Son regard est juste mais ses intentions restent encore vagues.

Dès lors, je pris l’habitude de la photographier où et quand elle le désirait sans savoir pour autant quelle intention elle souhaitait porter à l’image. Quant à moi, je m’interdisais une telle exigence. Mécanicien scrupuleux déclenchant une unique prise de vue à chaque rencontre, j’attendais la révélation du tirage pour deviner ses sentiments et éprouver les miens.

Un jour, elle porta à l’objectif le regard que j’attendais. Je le saisis sans équivoque. Comme à notre habitude je lui ai envoyé le tirage, attendant en retour les indications de notre prochain rendez-vous. Sur le billet reçu le lendemain figure enfin son adresse.

D.D.

 

120Elise Vandel-Deschaseaux

 

Je m’apprêtais à franchir le seuil de la porte de mon immeuble machinalement, quand je fus attirée par une boîte à chaussures vide en équilibre entre la marche et le décrottoir. Bien qu’elle fut vieillotte et usée, ce n’était pas une boîte à chaussures ordinaire. Elle contenait un morceau de papier buvard publicitaire sur lequel était écrite cette phrase teintée de cynisme « Voilà, c’est fait. Toute ma vie en quelques photos : quelle comédie ! ».

Ces mots résonnèrent en une vibration sourde, puis je finis par détacher mon attention de ce carton poussiéreux pour pénétrer dans le hall. Une bourrasque referma brusquement la porte. Un voisin déclencha la minuterie qui éclaira soudain le carrelage. Il était jonché de photographies que le vent avait dû amener. Elles étaient en noir et blanc, un peu passées, mais de belle facture et d’une composition qui obéissait à un sens plastique sûr.

J’ignorais si ces photos appartenaient à une femme, mais l’une d’elles montrait une très jeune femme accroupie dans un coin, apeurée, tapie, dont le visage à l’ovale plein et épanoui sous une peau de lait transfigurait le décor dévasté. La douceur de ses traits contrastait avec son regard inquiet, prompt à dissoudre innocence et espoir.

Une vie ne pouvait pas tenir en quelques photos, comme une fleur coupée pour un bouquet n’est pas la vie elle-même. Je regardai le verso, il portait la légende Martha, 1978. Je suis beaucoup plus jeune que la femme sur la photo, mais je porte ce prénom moi aussi.

E.V.D.

 

111Myriam Pereira de Passos

Il y a deux jours, une amie de jeunesse m’a donné cette photo trouvée par hasard dans son grenier. C’est mon frère qui l’avait prise.

Je regarde cette photo et je vois cette fille de dix-neuf ans juste avant son départ pour le Sussex. Son visage est fin et délicat. On peut dire sans fanfaronnade qu’elle est jolie. Ses cheveux souples sont attachés de manière assez libre en chignon. Elle porte une veste légère en laine. Son regard est doux, sans enthousiasme, comme résigné. Elle doit partir en Angleterre pour soigner une vieille tante acariâtre.

Je me souviens que ce sort ne l’enchantait guère. Mais que faire ? A l’époque, elle n’avait pas le choix. Il fallait obéir à son destin. Elle n’avait pas envie de feindre une joie qu’elle n’éprouvait pas. Son visage est figé comme celui d’une poupée de cire. Mais, dans ses yeux, on peut lire tout le désespoir de ce futur aussi morne qu’une vie cloîtrée et vouée à Dieu.

Je me souviens de cette jeune fille et je ne la reconnais plus en moi aujourd’hui. Elle est trop docile, trop obéissante à mon goût. C’est presque une étrangère. Trop lisse, pas encore froissée par les affres de la vie. Sans espoir, alors qu’elle a tout à y écrire. La pensée qui me vient soudain est celle d’un immense gâchis ! Un peu de révolte ne lui aurait pas fait de mal, mais à ce moment-là, elle en était totalement incapable …

M.P.D.P.

 

112Marie-Lise Raoul

Julia

La maison avait été vidée en trois jours. Seul héritier de la lignée, j’avais décidé de la vendre très vite. Je n’étais pas attaché à cette vieille bâtisse, je n’y avais aucun souvenir. Par sécurité, je faisais un dernier tour dans les pièces pour vérifier que rien n’avait été oublié. Mon regard se porta sur les étagères qui entouraient une grande cheminée, dans ce qui avait dû être un salon confortable et chaleureux. Sur l’étagère la plus haute, un livre avait été oublié. En m’aidant d’une caisse, je parvins à l’attraper. Je le débarrassais machinalement de la poussière qui le recouvrait, tout en l’ouvrant. C’était un vieil album photos, couverture cuir vert passé. Les pages étaient remplies de photos collées, toutes jaunies, certaines un peu écornées. Elles étaient classées par année.

Scènes de la vie de tous les jours, mariages, baptêmes, vendanges, moissons, je découvrais des visages inconnus, mais dont les prénoms, inscrits en italique sous chaque photo, me rappelaient des anecdotes racontées par ma mère.
Et puis, je la vis. Son visage pâle, sa blondeur, son sourire énigmatique illuminaient chaque cliché. Dans les premières pages, elle était partout, entourée, célébrée, aimée. Plus loin, elle revenait, mais de moins en moins souvent. Elle ne souriait plus, se tenait à l’écart. Son prénom, Julia, n’était même plus écrit. Puis, à partir de 1942, elle disparaissait complètement.

Je pouvais enfin mettre un visage sur celle qui avait tant bouleversé l’histoire de ma famille. La lettre retrouvée dans les affaires de ma mère me revint alors en mémoire.

MLR

 

117Stephanie Bara

 

C’est dans une ruelle en pierres que je l’ai revue. Un bouquiniste parmi les boutiques, un bac à photos parmi les livres, un portrait de femme sous mes doigts qui épluchent les visages.

J’ai retiré les quatre photos du bac et les ai déposées sur une table basse, dans un coin de la boutique. Puis, enfoncé dans un fauteuil en velours, j’ai refait l’itinéraire dans ma mémoire. En retournant la photo de la femme aux cheveux longs attachés, le corps en escalier, un genou à terre, tout s’est accéléré, un nom : Julia. La maison désaffectée depuis peu, le départ imminent, mon boulot d’employé de mairie, l’appareil photo, un frisson, et puis plus rien…

Julia prête à photographier le monde avait commencé ici. Et puisque je me trouvais là, je l’avais couverte de déclics, de poses et de silence. La séance photo s’était déroulée sans un mot. Elle m’avait tendu l’appareil photo et s’était agenouillée dans les gravats, avait exécuté mes suggestions oculaires, ne me lâchant pas une seconde. Ses yeux tournaient autour de mon corps surmonté par l’appareil.

Je ne savais rien de Julia sauf son envie du monde, sauf la vente d’une maison tourmentée, sauf son corps qui obéissait à mes yeux.

De la scène je n’avais gardé qu’un frisson étrange. Je ne savais rien de ce qu’elle était devenue. Les quatre photos venaient de m’en dire un peu plus. Un voyage, le désert, des retrouvailles familiales, un amant…

Repris par le frisson étrange, je me suis levé, les photos à la main, et la bouquiniste a commencé à parler…

S.B.

 

122Pamela Ireland

 

Ce n’est jamais facile.

Faire le tri dans des affaires

d’un être aimé mort

surtout si ce mort

n’était pas anticipé.

J’avais l’impression de faire interruption

là où je n’avais pas le droit

de mettre le pied :

tous ces projets

suspendus à jamais

ce linge à laver

ces papiers à classer

le livre de chevet à moitié fini…

C’était au fond d’un carton

dans le grenier

que je l’ai trouvé

le petit album de photos

photos d’une autre vie

d’une autre femme

pas du tout la mère que je connaissais

qui n’avait pas de vie

en dehors de la famille.

Est-ce pour ça

qu’elle avait parfois l’air ailleurs, absente ?

Elle se fâchait avec nous les enfants parfois…

Toutes ces photos de gens que je ne connais pas

toutes ces photos de Maman

et au-dessus à l’encre noir

cette écriture inconnue

« Marion au jardin»

« Marion à la plage »

« Marion au sommet de la montagne »

« Marion au Pays des Lacs 1936 »

« Marion et son chien Pablo»

« Marion riant »…

Nous n’avions jamais eu du chien, nous.

Mais c’était à qui cet album ?

C’était qui caché derrière l’appareil photo?

Je les détestais

tous ces gens dans ce maudit album

tous ces visages pleins d’audace joyeuse

leur regard un défi :

« Vas-y, pose tes questions

nous ne répondrons pas

nous ne répondrons jamais

et elle ne te répondra non plus.

Tu dois te rendre à l’évidence :

tu dois comprendre

qu’avant d’être la mère

avant d’être Maman

il y longtemps

dans un pays lointain

où toi tu ne mettras jamais le pied

elle était une fois

Marion. »

 

P.I.D.

 

 

 

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