Vos textes à partir de : « Histoires de la nuit » de Laurent Mauvignier (2/3)

Il y a un mois, Alain André vous a proposé d’écrire à partir de « Histoires de la nuit » de Laurent Mauvignier. Nous avons sélectionné 15 textes parmi tous ceux déposés sur notre plateforme; que nous publions en 3 posts. La laisse rouge – Laurenne Fabre, Les Délaissés – Sandra Mauri, Attente – Maly Lagarde, La fissureHouda Benalla.
Evelyne Gaeng

L’autre voix

Elle a préparé le repas, elle a lu de l’impatience dans ses yeux, c’est dimanche, les saisons défilent sans que le printemps ou l’été ne procure d’élan – on n’est pas obligés de sortir parce qu’on est dimanche -, a dit Julien.

Elle observe les gestes de Julien, d’abord le regard qui vrille à l’intérieur, le regard qui se perd dans une profondeur où elle n’a jamais réussi à le rejoindre, elle retient le cri de détresse -attends encore un peu -, mais il a déjà retrouvé son fauteuil, il a roulé les épaules, elle reconnaît le mouvement du corps qui précède l’affaissement du dos, – juste avant que le regard la quitte, elle a lu dans ses yeux l’ordre impérieux, plus besoin de prononcer  – j’ai besoin d’être un peu tranquille -, si bien qu’elle ne réagit pas quand le téléphone sonne, elle se dit il ne va pas bouger, il ne va pas répondre, pourtant il se lève, la laissant perplexe, qui donc peut l’arracher à son silence ?

Elle le regarde s’éloigner, et ce qu’elle voit, malgré le dos tourné, c’est le geste fébrile avec lequel il saisit son téléphone, l’énergie qui s’écoule dans le corps qui s’étire, comme si la voix qui lui parvient était allée dérouler les muscles enclavés dans le corps, ce corps qui maintenant se redresse, comme s’il avait retrouvé de la légèreté à écouter la voix dans le combiné – pour l’instant elle l’observe, pour l’instant elle essaie de calmer le tumulte au souvenir des jours passés, quand elle a entendu le téléphone sonner, – cette fois elle était présente quand il s’est levé, cette fois elle l’a vu partir -, et soudain son corps à elle se crispe autour de la poitrine, là où le souffle de l’angoisse se terre, et soudain les muscles se ratatinent, et soudain la rage monte, – rivée à  sa chaise, elle attend qu’il revienne, qu’il dise enfin.

Laurenne Fabre

La laisse rouge

Il la regarde attentivement, de ses billes pleines d’affection dont on ne sait si elles traduisent le vide des pensées ou leur tourbillon, il aime à la voir guillerette ainsi, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire « guillerette » pour lui d’ailleurs, tout ce qu’il sait, c’est que quand il la sent, bien au-delà de son odorat, flotter dans une douce euphorie comme ces dernières semaines –mois ?-, les sorties seront plus fréquentes, il la guette, sa main, la grande laisse rouge, il accourra avant même qu’elle ne l’appelle.

Gina marche d’un bon pas, malgré la légère fatigue qu’elle ressent depuis ce matin, se laissant entraîner, amusée par l’énergie toujours débordante de son labrador, et il en faudra de l’énergie bientôt, cette pensée la fait sourire, elle qui a tant attendu avant qu’il arrive, ou qu’elle arrive, – ils ont décidé de garder la surprise, ou de s’en moquer plutôt – elle pose une main sur son ventre, légèrement tendu pensant qu’il faudra qu’elle se repose un peu.

Il a hâte de lui montrer le berceau, leur commande est enfin arrivée, certains disent que ça porte malheur d’installer une chambre trop tôt, mais il ne croit pas à ces histoires, quatre ans de suivis, de tentatives, de déceptions et de pleurs, maintenant c’est à leur tour, le bonheur, il appelle Gina mais rien, que ses pleurs étouffés depuis la chambre, ce sera un coup des hormones, il saura la réconforter, il passe devant la salle de bain et ne réalise pas tout de suite qu’il y a là sur le sol quelques vêtements en boule et une serviette tachée de sang.

Sandra Mauri

Les Délaissés

Nous étions deux passagers pour tout le ferry. Un Hollandais et moi. Le personnel de bord nous avait invités à nous installer dans un immense salon bar plein de courants d’air et de fauteuils rouges délavés. Près de sept heures de traversée, de nuit, au milieu du vrombissement des moteurs et de la musique incessante qui tenait éveillé le capitaine n’avaient pas suffi à me décourager de poursuivre mon aventure au Chili.

L’hiver austral qui approchait me piqua le nez à la sortie du bateau. Quelques familles, surprises de me voir, frissonnaient en attendant de pouvoir prendre le bateau dans le sens inverse. Il était tôt. La plupart des habitants dormait encore.

Il n’y avait personne à la réception de l’hostal, les commerces étaient fermés, l’Agencia de Tourismo indiquait “Bientôt de retour”. Assise sur un banc, les yeux plongés dans mon guide touristique, je n’avais pas remarqué que le Hollandais avait repris le ferry. Je n’attendais que de pouvoir retrouver mon traditionnel petit déjeuner à base de pain, de confiture de lait et de café soluble. Tout comme je n’avais pas remarqué que la ville s’était vidée, je n’avais pas non plus vu approcher le jeune homme, maintenant debout devant moi. Cheveux bruns bouclés jusqu’aux épaules, regard bas mais carrure rassurante. Il semblait sorti du brouillard. Le ferry était reparti. L’activité sismique avait commencé la veille, lorsque j’étais en mer. L’alerte d’évacuer avait retenti dans la nuit.

Il ne restait plus que lui et moi.

Maly Lagarde

Attente

Collée au radiateur, elle s’étonnait d’avoir froid : dehors il faisait doux. Ce soir il allait arriver. La chaleur de ses bras chasserait grisaille et réflexions idiotes sur la météo.

Pendant tous ces mois loin d’elle, son désir aurait-il changé ? Elle s’interrogeait : et moi, vais-je le désirer autant ?

Puis, d’un doigt, elle lança le concert à Cologne. Keith Jarrett. Le piano la remis en mouvement. Salle de bain. Elle dispersa quelques sels odorants dans la baignoire dont le niveau commençait à monter. Elle n’entendit pas une moto vrombir puis s’arrêter sous sa fenêtre. Chambre. Elle y prit des dessous chics. Elle n’entendit pas grincer les marches de l’escalier. Salon. Grand miroir. Elle y ajusta une mèche.

La sonnette de l’entrée déchira l’instant. Elle ne l’espérait pas si tôt. Geste suspendu de sa main sur la poignée de la porte. Plus tard elle se remémorerait cette scène. Comme une image de film au montage. Champ/contre champ.

Elle n’avait jamais vu cet homme. Il bloqua la porte du pied, entra.  — Arrêtez cette eau. Pas d’inondation s’il vous plaît. — Mais… L’élan brisé, elle avait perdu toute contenance. Une étrange pensée affleura. Ce ‘pas d’inondation’ faisait-il allusion à des larmes futures ? Robinets fermés, retour vers l’intrus. Elle l’interrogea du regard.

— Thomas s’est fait arrêter à la frontière ce matin. Il m’a demandé de vous avertir. Ne le contactez pas. Plus jamais.

Panique. Elle dit — Quoi ?

Les larmes étaient encore loin. Elles viendraient après.

Houda Benalla

La fissure

Les terrasses verdoyantes sont luxuriantes. Ana regarde la couleur des roses qui explose de lumière, puis le fémminello verdello, débordant de citrons. Elle observe que, des ronces aux racines, les plantes se fraient un chemin ensemble, sans jamais détruire. Elle fixe un drôle de nuage qui grossit et fait alors un tour panoramique sur la pointe des pieds, une truelle à la main, la tête au vent comme une danseuse, une fée des champs libérée au couchant, cueillant quelques fruits au rythme effréné des roues de camions qui brisent l’air sur les travées de béton, mille mètres plus haut.

Sur le pont, Tony est habitué à vérifier les lampadaires, il effectue sa tournée hâtivement. Il ne s’arrête pas, comme d’habitude, pour tâter le câble du hauban. Il vient de raccrocher avec sa fille, anxieuse, qui s’impatiente de préparer le Ferragosto avec lui.

En quittant l’autoroute des fleurs, Nikos ne sent pas la fatigue, il veut franchir le cap, arriver à l’heure. Il pense à sa citronnade, il y mettra du gingembre. Il n’entend ni la détonation, ni la secousse qui suit. Concentré, il essaie de voir le jardin en bas du viaduc. Il monte le son, c’est « Con te partiro », il adore ce chant. Une sirène tonne au loin. Le ciel est lourd, Nikos regrette de ne pas avoir pris son anorak. Un second choc survient, il se ressaisit, ça doit être le manque de sommeil. Un conducteur fonce dans l’autre sens, en faisant de grands signes et en klaxonnant. Nikos est happé par sa recherche du citronnier qu’il aperçoit, enfin, plus bas. Jusque là, la fissure craquelle encore.