Vos textes à partir de: « Histoires de la nuit » de Laurent Mauvignier (3/3)

Il y a un mois, Alain André vous a proposé d’écrire à partir de « Histoires de la nuit » de Laurent Mauvignier. Nous avons sélectionné 15 textes parmi tous ceux déposés sur notre plateforme; que nous publions en 3 posts. Voici les textes de Hélène Laly, Mireille Bousset, Hélène Belbas, Hervé Keraval, Claude Couliou.
Hélène Laly

Nuit

La nuit est là. Elle l’entoure en vagues gluantes. Mer de goudron. Elle devrait dormir, il est tard, si petite, et encore éveillée. Elle devrait mais s’en empêche. Ses paupières sont lourdes, imprégnées de son inquiétude. Elle a dix ans, des cheveux blonds et longs qui s’emmêlent facilement. Elle les roule sous ses doigts, compte les battements de son cœur. Elle voudrait fermer les yeux mais n’y parvient pas. Elle guette le danger. Le moindre bruit. Féline. Prête à bondir. Les heures passent, la maison s’apaise. On entend le craquement des poutres. C’est une vieille bâtisse qui respire la nuit, s’étire, compte ses fissures. La fillette connait chaque grincement. L’inquiétude ne vient pas de là. Ses oreilles affutées ignorent les sursauts de la baraque. Un instant ses paupières palpitent, prêtes à se fermer. La fatigue lui fait une gangue étouffante. Ne pas dormir. Il va venir. Trois nuits qu’il ne vient pas. En écho à ses pensées un bruit se fait entendre au fond de la baraque. Elle se redresse, le front moite, son cœur s’affole. Ses oreilles bourdonnent. Non, j’ai dix ans, je ne veux pas de ses mains sur moi, j’ai froid quand il enlève la couverture. Il sent mauvais, son souffle, on dirait une bête. Crier. Mais qui m’entendra ? Les pas se rapprochent. L’enfant se met en boule sous la couverture. Il partira peut-être s’il me croit endormie. La porte s’ouvre, libère l’odeur d’homme négligé. Il arrache la couverture. « Enlève ta chemise »  rugit-il.

Dehors il fait nuit.

Mireille Bousset 

Signaux 

Il la regarde, assise en face de lui dans cette salle d’attente bondée. Ils sont en avance. Pour une fois, le parking de l’hôpital n’était pas saturé et ils ont trouvé une place rapidement. Il la regarde et constate combien elle a vieilli ces derniers mois. Ses traits sont tirés, son visage émacié, de minuscules rides fanent prématurément sa peau si fragile.

Ses paupières sont closes, elle s’est assoupie. Pourtant cette nuit elle a dormi profondément et ce n’était pas arrivé depuis très longtemps. Elle ne l’a pas entendu se lever et se diriger à pas de loup vers la fenêtre des toilettes qu’il a entrouverte pour mieux écouter ce chant d’oiseau qui l’avait réveillé. Il ne s’était pas trompé, dans le prunier, un rossignol s’en donnait à cœur-joie avec une succession de trilles et de sons mélodieux, un de ses congénères lui faisait écho au loin. Cela faisait si longtemps…l’émotion avait été forte.

Elle se réveille et lui sourit. Il n’avait pas remarqué à quel point les couleurs de son foulard, artistiquement enturbanné, elle avait toujours refusé les perruques, mettaient en valeur le vert de ses yeux.

On l’appelle. Ensemble ils se dirigent dans le bureau où ils vont être reçus. Il sent alors le stress qui s’empare d’elle. Il lui prend la main qui est toute moite et la serre très fort, elle a besoin de lui encore davantage à cet instant. Le médecin coordinateur les salue avec sobriété. Il a fini de consulter le dossier. Il la regarde avec intensité :

-J’ai une très bonne nouvelle.

Hélène Belbas

Faux pli

L’hiver s’est installé et debout devant la fenêtre du jardin, elle se réchauffe les mains autour du mug de café brûlant, le soleil pâle ne parvient pas à éclairer le salon, elle finit par allumer le plafonnier sous le regard d’un rouge-gorge qui, perché sur un bouleau décharné, l’observe – il est temps qu’elle s’y remette.

Installée face au miroir de l’entrée, elle tire sur la manche de la chemise, la maintient plaquée sur la table, le fer chaud dans la main, elle a commencé par le col puis a descendu la boutonnière, continué par le pan de droite, le dos et le pan de gauche, pour terminer par les manches, et toujours ce maudit pli qui se glisse sur le revers et qui l’oblige à l’écraser d’un coup de vapeur – tout doit être lisse, impeccable –  alors le fer à nouveau s’ébroue sur le tissu qui sent le propre.

Jusqu’à présent elle n’entend pas les pas effleurant les fibres du tapis en toile de jute et elle ne perçoit pas l’eau de toilette du Noël dernier,  jusqu’à présent elle ne relève pas la tête et ne distingue pas le reflet de la silhouette familière – loup sorti de sa tanière, il connaît son territoire, c’est là qu’il a grandi, mais il n’est pas question de le défendre, la meute a éclaté il y a bien trop longtemps – le louveteau a maintenant les pupilles dilatées, les muscles contractés par la douleur, ses mains tremblent sous l’effet du manque – il lui faut sa came, le fric qui va avec et il est bien décidé à le faire cracher à sa daronne, elle lui doit bien ça.

Claude Couliou

L’ampoule 500 W

Elle a envie de prendre des photos d’ampoules, elle note sur un post-it qu’il faut qu’elle prenne des photos d’ampoules, il le lui a dit d’ailleurs qu’elle devrait s’exercer à la technique mais elle, ce n’est pas ce qui l’intéresse, ce qu’elle veut c’est regarder, voir, lancer son œil en avant, sentir la certitude de l’incertain, convoquer le hasard, fixer vite le point de vue, l’angle, le cadrage idoine et instinctif mais lui dit que le vrai travail photographique, c’est apprendre la focale, respecter le diaphragme, gérer l’obturateur, le capteur, trouver la règle des tiers, elle, elle s’en fout du boitier et de son contenu, elle n’a jamais compris l’histoire fameuse de la chambre noire, d’ailleurs, elle n’a jamais pu lire en entier «La chambre claire », pourtant elle a insisté, elle veut ignorer la lumière, elle refuse de réfléchir à la molette à droite en haut à côté de l’objectif, lui l’agace avec ses « mais non, pas comme ça », ses « tu le fais exprès », manquerait plus qu’il lui dise qu’elle est vraiment crasse et qu’elle affiche devant tout le monde sa vraie nullité et qu’il aura honte d’elle au concours photo de La Courberie, elle martèle dans sa tête, je m’en fous des vrais chasseurs d’images, moi, mon désir violent, c’est prendre des photos d’ampoules, les transparentes, les parfaitement symétriques, les avec filaments qui tintent, celles qui ont une forme de corps féminin avec une taille affirmée, un galbe renflé sur les hanches callipyges, un cou gracile qui épouse des épaules fragiles, elle craint juste qu’il ne les casse avec ses grosses poignes, lui l’indélicat, le grossier vantard, le pédagogue talentueux et si c’était le cas, elle serait prête à sacrifier une belle ampoule 500 W, limpide et cristalline en la lançant sur le carreau, elle en prendrait un éclat acéré et lui graverait avec lenteur et application « tu m’emmerdes Jacques », c’est mon idée à moi et quand j’aurai eu le premier prix, je te tatouerai ma photo  sur la peau !

Hervé Keraval

Transport

Depuis son siège, Charlotte regarde les deux hommes masqués, assis face à elle dans le tram, et ce qu’elle voit ne lui plaît pas, le premier, barbu, l’observe d’un regard noir, en tâtant entre ses jambes _ comme pour vérifier la présence du sac à dos posé à terre _ en effleurant son sexe au passage, une invitation grossière alors elle baisse sa jupe et croise ses jambes, tandis que le deuxième a son nez découvert, un nez long, proéminent, il respire fort, comme si infecter ses voisins ne le gênait pas.

A son soulagement, les deux se lèvent et descendent du tram, Charlotte décroise ses jambes. Avec un hoquet, elle s’aperçoit que le sac à dos est toujours là, seigneur que faire, crier, alerter tout le tram, c’est idiot, fuir, c’est lâche, à la station suivante elle attrape le sac et descend, juste à temps, mais sa respiration se bloque en apercevant les deux hommes qui arrivent en courant et lèvent les bras. Elle lance le sac sur le trottoir, prend la première ruelle, se rue sur une porte cochère, fermée, martèle les sonnettes, se croit sauvée quand le déclic de la porte se fait entendre.

Mais une main se pose sur son épaule, elle sursaute violemment, gargouille, s’écroule, un poids énorme lui compresse la poitrine et lui coupe le souffle.  L’homme barbu qui voulait la remercier ôte son masque, se penche sur elle, allongée sur le trottoir. Muet, il ne peut pas appeler les secours, il commence un massage cardiaque alors que son ami arrête un passant. 

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