B. Durteste « Respirer sous l’eau », Nelly Decroly « Maria Stella », M. Madrel « Celle qui… »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « Porca Miseria » de Tonino Benacquista (Gallimard, janvier 2022). Merci à tous de votre participation ! Voici les textes de Bénédicte Durteste, Nelly Decroly et Maryse Madrel.

Bénédicte Durteste
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Respirer sous l’eau

Il est 7 heures, j’enfile mon maillot de bain, mes habits de sport, fourre ma serviette dans mon sac à dos. Depuis que le dernier s’est envolé pour l’université, chaque matin, je me rends à la piscine du quartier, comme un métronome, je cale mes 40 minutes. La tête hors de l’eau, le cou tendu, la nuque raide, sans lunettes, j’avale mes longueurs, j’improvise le mouvement des jambes, et le mouvement des bras, j’avance, je trace dans la ligne réservée aux lents, un sillon.

Comment tu respires sous l’eau? Je demande à mon fils, il sourit, il nage depuis l’âge de 5 ans.

Je me souviens de ma soeur quand elle essayait de m’apprendre, elle posait une main sous mon menton et une main sous mon ventre, elle me dictait d’imiter la grenouille avec mes pieds. Nous partions dans un fou rire. Je finissais par couler.

Tu inspires hors de l’eau, tu expires sous l’eau, tu peux faire des bulles, il me répond.

Je ne vais pas boire la tasse?

Peut-être au début, cela arrive, mais avec la pratique, tu verras…

Je m’entraîne, je m’applique, je m’équipe d’un bonnet, le caoutchouc me tire les cheveux quand je le retire, j’ajuste mes lunettes, je découvre le fond de la piscine, un sparadrap, des mosaïques bleues, noircies. Je plonge ma tête sous l’eau, je sors ma tête de l’eau puis elle disparaît à nouveau.

Mon fils se réjouit de mes progrès. Allongé par terre à la maison, il me montre comment fouetter l’eau avec mes pieds, me propulser en avant, et tendre mes jambes.

Il ajoute, tu verras…tu glisses.

Nelly Decroly

Maria-Stella

C’était la fille d’un fermier. Elle n’avait rien pour elle, grande et plate, cheveux plats d’un jaune fade, joues plates parsemées de taches de son, yeux plats bleu délavé. Elle était sans relief. Elle sentait la vache car elle devait aider sa mère à la traite avant de venir à l’école. Elle avait choisi le latin parce qu’elle savait, dès la VIe, qu’elle serait professeur de français. Elle avait un caractère particulier, réservé. Elle était ma voisine de banc. Elle m’avait prise sous son aile, malgré moi. C’était une bûcheuse, elle travaillait sans arrêt. Elle m’incitait à faire de même. Je me contentais du minimum. Je passais mon temps à lire et à remplir au Bic fine pointe noir des pages et des pages de cahiers. Je me voyais écrivain, tout le reste m’était égal. Elle m’aidait pour les devoirs. Elle voulait me voir réussir. Je la détestais en secret. Elle était tout ce que je refusais d’être, conformiste.

J’ai fui son emprise, j’ai rejoint une bande de filles rigolotes et tête en l’air. Elle a continué son chemin, écartant les chausse-trappes, surmontant les obstacles. Après des études remarquables, elle a atteint son but. Elle enseigne depuis trente ans dans un lycée réputé. Elle est aimée de ses élèves, appréciée par ses collègues.

Mon parcours a été chaotique. J’écris énormément, je publie un roman par an, le moins mauvais. Je joue mon rôle dans les émissions littéraires. Tout le monde adore mes chapeaux.

Je sais bien que je me suis fourvoyée !

Ah, si j’avais suivi l’étoile…

Lisa

Point de ralliement

Toute mon enfance a été conditionnée par les occupations syndicales et politiques de mon père, militant CGT et communiste obsessionnel. Il a donc été un papa terriblement absent, toujours occupé à refaire le monde ou à manifester contre le capitalisme.

Alors, une fois adulte, plus de politique ! J’accomplissais mon devoir électoral puis je remettais la politique dans un tiroir comme une poupée que l’on abandonne une fois que l’on n’a plus envie de jouer avec. Un peu comme mon papa avec moi.

Jusqu’à mon réveil douloureux un jour de novembre 2018, trente ans plus tard. J’ai beaucoup pleuré. Je me suis beaucoup énervée. J’ai beaucoup tourné autour d’un rond-point pour faire entendre ma voix. En vain.

Alors, j’ai pris une semaine de congés et je suis retournée chez mon père. Je lui ai demandé pardon pour ne pas l’avoir écouté lorsqu’il me disait de ne jamais me résigner et je l’ai interrogé sur le capitalisme. La lutte des classes. Le syndicalisme. L’état qui ne nous veut pas du bien.

Il a vieilli. Depuis quelques années, il a arrêté de crier « anticapitaliste ». Mais assis à la même table de cuisine que celle de mon enfance, il va m’aider à comprendre. Il sèche mes larmes. Il fait de ma colère une énergie positive. Il me redonne espoir. Il me donne des armes pour combattre.

Je l’ai emmené sur mon rond-point au printemps. Nous avons manifesté ensemble. Dans ses yeux, brillait quelque chose qui ressemblait à de l’admiration. Dans les miens, beaucoup de fierté d’être sa fille.