Anne Scotto « Toute sortie est définitive », Sandrine Drappier-Ferry « Le buffet de la cuisine »

Ces textes ont été écrits sur une proposition d’écriture de Sylvie Neron-Bancel à partir de L’enfant dans le taxi, de Sylvain Prudhomme. Ils figurent parmi les huit textes sélectionnés.
Anne Scotto

Toute sortie est définitive

On s’est encore disputés ce soir. Toujours le même scénario. Des blablas logistiques de fatigue quand nous sommes de sortie. Heureusement, la chanteuse que nous venons écouter est dans notre playlist depuis des mois et nous sommes tout excités.

La lumière baisse dans la salle. Les musiciens s’installent. Je me love contre

Cédric. Il embrasse distraitement mes cheveux. Ma main glisse dans la sienne et, sous un projecteur, la vedette apparaît. Musique. Deux titres s’enchaînent. Je suis bien.

C’est la contrebasse qui démarre le troisième morceau. Elle m’interpelle. Lentement. Je vibre, suspendue aux doigts du musicien. Les notes graves courent sur le ventre de bois doré. A fleur de peau, je ferme les yeux pour m’extirper du désir fou qui monte. C’est pire. Le son me semble plus fort, plus pénétrant. Je vois des mains qui frôlent, des langues qui glissent, des lèvres qui pincent. Mon bassin bascule. Avant. Arrière. Les yeux mi-clos, je fixe le contrebassiste. Il enlace son instrument, le repousse puis l’attire de nouveau contre lui, le fait résonner. Mes jambes se croisent. Le tempo de la musique s’accélère…

Applaudissements.

Je reprends mon souffle. Mon corps est en alerte. Je me penche vers Cédric : « Tu viens ? On y va ? » Il comprend immédiatement que ce soir, pour la première fois, je mènerai la danse.

Nous dérangeons le rang entier. L’ouvreuse nous crie que toute sortie est définitive. Tant pis pour la musique. Nous sautons dans un taxi.


Sandrine Drappier-Ferry

Le buffet de la cuisine

C’est après la mort de ma grand-mère. La maison vient d’être vendue. Il faut donc la vider. Trier, jeter et se partager chaque chose. Tout a été transporté dans le camion.  Ne reste plus que le buffet de la cuisine.

Dans la pièce, se trouvent mes deux oncles, ma tante et ma mère. Et moi, la petite fille. Celle qui ne devrait rien savoir et qui sait tout. Ils emplissent l’espace. L’un appuyé sur l’évier. L’autre regardant ses pieds. Ma tante, avec l’éponge à la main, mais qui ne nettoie rien.  Et ma mère, les yeux rivés au-dessus du meuble, comme si elle y voyait un fantôme. Elle a les larmes aux yeux. C’est habituel chez elle. Sans qu’elle n’ait jamais voulu nous dire la raison de cette dépression si profonde. Et pourtant, dans ce non-dit, son mal-être a toujours été là, comme faisant partie de notre famille, un sixième enfant, caché, mais terriblement présent. Il faudrait que je parle, que je leur dise que j’ai découvert le secret. Scruter leurs visages pétris de peur. De honte, aussi.

Mon oncle fouille dans la mallette. Sort le tournevis cruciforme pour désosser l’animal. Il ne reste plus que la partie haute qui sera chargée d’une seule pièce. Désormais, ils scrutent tous le dessus du buffet. Quatre adultes pétrifiés. Et moi. Totalement mutique. Il faut que je brise ce souvenir, que je fasse sourire maman. Alors, j’avance la main vers le dessus du meuble, m’empare du vieux chien en porcelaine. Noir avec sa langue pendante… Je suis fière d’avoir osé.