Cécile Desbois « Un livre », Lisa, André Cantor « Vagabond des mers »

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « Porca Miseria » de Tonino Benacquista (Gallimard, janvier 2022). Merci à tous de votre participation ! Voici les textes de Cécile Desbois « Un livre », Lisa, André Cantor « Vagabond des mers ».
Cécile Desbois

Un livre

Alpha

Elle est fille d’agriculteur, femme de garagiste, marraine choisie sur le tas familial. A Noël, elle m’offre une pile de bouquins. Je les aligne sur l’étagère. Un seul index, et ce semblant d’ordre fait place aux fatras d’histoires, de personnages. Sophie louchant sur un hérisson promis au malheur ; Alice, infirmière dévouée de la Bibliothèque verte, et ce nom : Caroline Quine. Derrière lequel se cachait une kyrielle d’auteurs, masculins, d’une série paternaliste.

Bêta et gama

Le parrain, estampillé « éducation nationale ». Prof hirsute menant une entreprise de gavage de ses oyes. Un samedi matin, les élèves baillent ; il jette son poing contre la porte, jure, se masse la main, jure encore, nous balance « un truc pas trop épais, ça ira ?». Bazin, Vipère au poing. Ecrire c’est lacérer la réalité.

L’acolyte du lycée, maigre et lunetté, stratosphérique. Il adore Voltaire, je préfère les Chants de Maldoror dont je ne comprends pas un traître mot. J’entrevois le sadisme, l’homosexualité, l’écriture de collages. Je glisse jusqu’à Breton.

Delta

Moebius, Hugo Pratt, Loisel… Elle navigue sur des mers illustrées, disparaît lors des marées de fin de mois ; je la retrouve échouée, trempée et salée, à la Fnac.

Epsilon

Il a douze ans, lit des mangas, exclusivement. Je les catalogue au 36e dessous. Avec des grands gestes. « C’est bon maman ! » crie le jeune lecteur blessé. Je les reprends. Et je vois des mythologies, des tentatives d’épuisement de destins, des failles, d’autres mondes, toujours.

André Cantor

Vagabond des mers

Mon cœur d’adolescent rêvait de grands espaces et s’abreuvait aux récits de ces marins-vagabonds qui découvraient le monde sur de petits voiliers. Cela rendait mes études incompréhensibles : Quoi, le latin ? Quoi la forme canonique d’une fonction du second degré ? Cela n’avait aucun sens à mes yeux.

Je suivais particulièrement les navigations d’un clochard océanique. À celui-là, que mon estime admirative plaçait sur un piédestal, j’écrivis une lettre enflammée via l’éditeur de son livre. Le boutonneux que j’étais lançait une bouteille à la mer, perdu entre les injonctions parentales et ses rêves naïfs d’aventures. J’appartenais à la multitude de ces jeunes qui ne savent pas quoi faire de leur avenir et suivent le chemin que l’on a tracé pour eux. Rêve banal d’un adolescent, courrier ordinaire d’un gamin idolâtre, la missive aurait pu se perdre dans l’abîme des interrogations juvéniles qui, faute de réponse claire, s’étiolent et se dissolvent dans l’oubli.

Mais l’idole me répondit. Sur le terreau fertile de mes aspirations, il m’encourageait à choisir ma voie, à persévérer, à affronter la peur. J’entrais soudain dans une nouvelle famille, traité comme un pair, égal à ces aventuriers dont la vie m’éblouissait.

Je ne suis pas parti vagabonder sur les océans, mais j’ai choisi ma voie, libéré des espoirs contraignants de mes parents. Et, regardant ma vie par-dessus mon épaule, je n’en suis pas mécontent. Par contre, je suis inconsolable : j’ai perdu cette réponse.

Maryse Madrel

Celle qui…

Celle qui, délicatement, aidait les enfants à tenir le porte-plume pour dessiner une lettre en pleins et en déliés qui sont inspiration-expiration ;

Celle qui, quelques cahiers plus tard, leur fera lire des mots puis des phrases avec des signes, les ponctuations qui sont des pauses ;

Celle qui, lentement, explique que les mots demandent à être lus, pour soi et aussi pour les autres, à voix haute ;

Celle qui, derrière la rédaction de l’enfant, découvre une perle ;

Celle qui, deux ou trois années plus tard, emmènera les enfants voir une pièce de théâtre en leur montrant qu’avec des mots et des phrases on peut écrire, de la poésie, mais aussi du théâtre où on met en scène des histoires qu’eux-mêmes peuvent inventer ;

Celle qui, pendant la récréation regarde, ébahie, la petite fille qui commence à prendre la pose d’un guerrier brandissant son glaive pour vaincre l’imaginaire ennemi en hurlant des ordres à une troupe invisible ;

Celle qui, hélas, siffle la fin de la récréation et tout cela qui entraîne la chute du rêve jusqu’à ce que la fillette qui sait maintenant lire, entre dans la classe et commence à déclamer la première phrase d’une fable où il est question d’un agneau et d’un loup et que

Celle qui, d’un signe de tête, l’encourage à poursuivre ;

Celle qui, quand l’enfant grandira et avancera doucement dans la décision à prendre : faire ou ne pas faire du théâtre,

Celle-là sera le pont, vers l’indicible aventure, incessant et indispensable aller-retour dans le monde de l’humaine comédie.