« Départs » et « La Porte »

Il y a trois semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L. 2020) sur notre plateforme Teams. Voici deux des textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.

 

Maly Lagarde-Larrieu

Départs

Il venait de verrouiller la portière de la voiture qu’il était en train d’engager sur la passerelle du paquebot: « Tu pars avec moi ».

Marseille. J’avais vingt-quatre ans. Notre vieille 203 venait de m’emprisonner tout en poursuivant sa lente progression vers le ventre du bateau.

Pas un instant je n’avais envisagé de l’accompagner en Afrique. Son départ était une séparation consentie par l’un et l’autre.

En un éclair ma vie s’écroulait d’un seul bloc. J’avais un avenir en France. Des projets. Et absolument rien ne m’attendait avec lui en Algérie.

Évaluer l’espace dont je disposais à l’intérieur de la voiture, la largeur de la passerelle de métal où nous roulions, la distance qui nous séparait de l’antre du navire prête à nous engloutir. Rassembler mes forces. Concentrer ma rage. Fuir. La portière était fermée. Elle devait s’ouvrir.

Comment ai-je fait ? Soudain, je courrais sur cet appontement tendu au-dessus de la mer. Ma jupe balayait les carrosseries des voitures que je frôlais dans la puanteur du port sous le soleil de juin.

Assise sur le mur d’enceinte des quais je retrouvais mon souffle et tentais d’apaiser le vacarme de mon cœur, hypnotisée par le ferry qui relevait ses ancres, repliait ses amarres une à une, pivotait lourdement crachant une épaisse fumée, nuage noir à travers mes larmes. La trace a mis du temps à se dissiper. Mes larmes aussi. J’avais vingt-quatre ans. Tout à reconstruire.

« La vie devant soi » et « Le bleu de ciel » en quelque sorte…

 

Sophie Rendolet

La porte

Un gouffre en moi. Chaque millimètre carré de mon corps : perforé.

Ma bouche n’articule aucun mot.

Des serpents glacés s’enroulent à mes orteils, mes chevilles, remontent le long de mes jambes. Leur trajet infiniment lent me brûle. Tout mon corps se refuse à moi.

” Bon, tu viens ?

Je suis un bloc, de glace, de pierre. Eux s’impatientent, ils tambourinent. Moi je suis là, derrière cette porte : muette. Si j’avais les mots pour dire, je le ferais. Mais si les mots existaient pour dire CELA, CELA n’existerait pas.

” On va pas t’attendre 107 ans, hein ?

Franchir cette porte m’est impossible. J’ai froid, je me sens ridicule. J’aimerais qu’ils sachent et je ne veux pas. La seule issue : ne pas être moi. C’est impossible. Il faudrait que j’arrache, millimètre carré par millimètre carré, cette monstruosité.

” T’es ridicule, hein, personne va te regarder de toute façon.

C’est sûr. Personne.

Rien ne m’a jamais semblé plus infranchissable que cette porte, plus pathétique que cette honte. Cette porte, cette honte, ce fossé. Il n’existe pas de mots.

Je n’ai pas ouvert la porte.

Elle est restée fermée.

On aurait pu me dire qu’il est bon que certaines portes restent fermées. On ne s’ouvre pas impunément à tous les vents.

Les mots ont manqué, la douceur aussi.

J’ai apprivoisé d’autres portes, que je laisse, parfois, entrebâillées.

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