Écrire à partir de « Yoga » d’Emmanuel Carrère (sur Teams)

Dès cette semaine, l’atelier de L’Inventoire se réinvente sur notre plateforme à distance ! Une proposition d’écriture vous sera proposée tous les mois par un formateur d’Aleph-Écriture. Nouveauté : vous pourrez bénéficier d’un retour collectif sur le texte que vous aurez partagé et  découvrir ceux des autres participants ! Une sélection de textes sera ensuite publiée sur L’Inventoire.
Cette semaine, Arlette Mondon-Neycensas vous propose d’écrire à partir de Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L. 2020). Vous pouvez poster vos textes (1500  signes maxi) sur Teams Inventoire jusqu’au 10 novembre
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Extraits

YOGA

… Pendant près de deux mois je me suis à peine lavé et changé. La baignoire s’est bouchée, je n’ai rien fait pour y remédier, et c’est à peine si j’ai quitté pour dormir mon uniforme de dépressif : un pantalon de velours côtelé informe, un vieux pull plein de trous, des baskets dont j’ai retiré les lacets comme si j’anticipais les précautions qu’on m’imposerait à l’hôpital psychiatrique. Je n’arrête pas de trembler, les objets tombent de mes mains. Si je range des yaourts dans le frigo, ils m’échappent et s’écrasent sur le sol de la cuisine….

….

C’est à cette époque qu’un journaliste et écrivain américain appelé Wyatt Mason est venu me rencontrer afin d’écrire un long portrait pour le New York Times Magazine. A un autre moment, cette visite et l’intérêt du New York Times Magazine m’auraient fait un très grand plaisir car j’aspire depuis longtemps à une plus grande reconnaissance par le monde littéraire anglo-saxon, je suis totalement hors d’état de prendre plaisir à quoi que ce soit et c’est ce qui saute aux yeux de Wyatt Mason….

Son article que je viens de retrouver sur le site du New York Times, commence ainsi « Un après midi d’octobre 2016, alors que la folie électorale battait son plein dans mon pays, je me trouvais dans le salon d’un appartement parisien avec l’écrivain Emmanuel Carrère qui parlait de la honte…. Il fait l’effet d’un chien énorme et dépressif attendant sans espoir le retour de son maitre »… « Cet homme extrêmement poli, écrit-il, attentif à son interlocuteur, faisant l’effort de s’exprimer avec précision, offrant du thé, s’offrant lui-même autant qu’il le pouvait, il était impossible de ne pas voir qu’il était dans un état de souffrance épouvantable. »

« Si obsédé que soit Emmanuel Carrère par la perte, la violence et la folie, ses livres s’acheminent toujours vers une fin où surgit un espace de joie. Leur force est d’être écrits par quelqu’un qui sait ce que coûte cette joie »… Je lis cette phrase aujourd’hui, alors que Je m’achemine vers la fin de ce livre et cherche justement à y faire surgir un espace de joie. Je cherche, je tâtonne, je ne sais pas encore ce que je vais trouver mais je crois que c’est possible.

Proposition d’écriture

En effet, le récit « Yoga » d’Emmanuel Carrère se termine sur une étincelle de joie : « Un jour pourtant quelque chose vous arrive. L’inconnu qu’on espère, redoute, prend le visage d’une inconnue particulière, qu’on commence à connaître et avec qui on marche sur un sentier de montagne, à Majorque. Il fait beau, très doux pour ce début de printemps. » 

Je vous invite à retrouver ou à imaginer un moment qui a duré quelques minutes, quelques heures, ou quelques jours et qui a été un moment de bouleversement intense. Un moment où vous entrez dans les replis de votre existence, où vous perdez tous repères et contrôle de votre corps, de vos pensées. Ne cherchez pas le déploiement biographique en situant cet instant dans son historicité ou en rendant compte de son contexte. Concentrez-vous plutôt sur son souvenir pour ne garder que le chaos éprouvé,  ce qui a trait au fonctionnement subjectif, en le décrivant le plus précisément possible. Essayez de retrouver ces sensations liées à cet événement en écrivant votre récit au « je ».

Dans un second temps, je vous propose d’écrire une fin qui, sans être nécessairement un happy end, ouvrira sur une lumière, un espace de joie, comme dit Emmanuel Carrère, en laissant apercevoir le début d’un autre chemin.

Lecture

Dans le cadre de cette rentrée littéraire, on a l’impression qu’il n’est plus nécessaire de présenter Emmanuel Carrère. Je rappellerai simplement qu’il est né en 1957, il est diplômé de Science-Po. Après avoir été critique de cinéma, il s’oriente vers la littérature en publiant son premier roman L’Amie du jaguar – en 1983 chez Flammarion. Bravoure sort un an après chez P.O.L, qui restera son unique éditeur même après la disparition de Paul Otchakovsky-Laurens. Il publie en 1986 le roman La moustache, dont il réalisera l’adaptation cinématographique. Puis L’adversaire en 2000 qui sera l’aboutissement de sept années de recherches et de rencontres avec Jean-Claude Roman. Suivra Un roman russe en 2007 qui marquera un tournant dans son écriture, l’auteur inventant un genre qui lui est personnel dans lequel il arrive à nouer la singularité de son histoire avec l’histoire collective. Dans la même veine d’écriture, il écrit l’admirable D’autres vies que la mienne en 2009. Il obtient le prix Renaudot en 2011 pour Limonov. Son avant-dernier ouvrage, Le Royaume, publié en 2014, fera beaucoup parler de lui.

Yoga, sorti en septembre 2020, a été immédiatement un succès de librairie et particulièrement commenté par les médias pour des raisons extra-littéraires.

Selon E.C. Yoga devait être à l’origine « un petit livre souriant et subtil sur le yoga » mais, alors qu’il se trouve loin de Paris pour faire une retraite et pratiquer le yoga et la  méditation dans des conditions drastiques (silence imposé entre les stagiaires, pas de contact avec l’extérieur, pas de téléphone, ni d’ordinateur), l’actualité vient le rappeler à la dureté du monde. Ce 7 janvier 2015, son ami Bernard Maris fait partie des victimes de l’attentat du journal Charlie Hebdo et la compagne de Maris souhaiterait qu’Emmanuel Carrère fasse son oraison funèbre. C’est ainsi que l’auteur de Yoga sera exfiltré de sa retraite et plongé malgré lui au cœur de l’actualité.

On retrouve dans cet ouvrage les thèmes qui lui sont chers : les femmes, avec la figure d’Erica qu’il rencontre sur l’ile de Lesbos, engagée dans l’humanitaire auprès de jeunes migrants, dont on ne sait plus qui de ces jeunes ou d’Erica et le narrateur sont les plus fracassés par la vie. Seule La polonaise héroïque de Chopin jouée par Martha Argerich illumine cette rencontre improbable entre deux êtres échoués sur une ile de demandeurs d’asile. Sans oublier son amour quasi mystique pour celle qu’il nomme comme « La femme aux gémeaux ». Sa vie se mêle à l’actualité qu’il s’agisse du terrorisme, des questions liées aux migrants et aux pratiques en vogue depuis quelques décennies comme le yoga et la méditation.

Le lecteur ne saura pas ce qui a plongé Emmanuel Carrère dans une dépression mélancolique qui lui a valu une hospitalisation en hôpital psychiatrique durant quatre mois, aux prises avec une souffrance inouïe nommée par les médecins troubles bipolaires de type 2.

La bipolarité n’est pas sans évoquer la quête de l’auteur à unifier des pôles opposés dans sa pratique du yoga et de la méditation dans laquelle il cherche à relier depuis trente ans le ying et le yang. Le yoga, nous dit-il, c’est mener deux occupations à temps plein souvent contraires comme le fait d’atteler sous un joug deux chevaux ou deux buffles… Il s’agit de cultiver, dans les étirements musculaires, dans les postures, dans ce travail du corps et du mental réunis sous le même joug que sont les « asanas » des qualités qu’on croit contradictoires, entre lesquelles on croit qu’il faut choisir : force et souplesse, vitesse et lenteur, immobilité et mouvement, méditation et action.

Mais le Yoga cette fois-ci n’a pu venir à bout de ces forces opposées. Loin d’accéder au nirvana, il ne trouvera qu’un fragile apaisement grâce au lithium. Traitement accepté par l’auteur dans la plus pure tradition zen, autre façon d’unifier les contraires.

L’écriture d’ E.C est limpide, épurée, il dit lui-même se débarrasser de tous les mots savants qu’il connaît « afin de dire les choses comme elles sont ». Son livre écrit au « je » est un « je » qui a une forme d’humilité » dit Yvan Jablonska. Un « je » qui aspire à dire la vérité. Je préfère, pour ma part, la nuance apportée par son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, qui évoquait la recherche de justesse de l’auteur pour dire son rapport à lui-même, aux autres, au monde. Et quand ce « je » rencontre le « nous », nous éprouvons le même moment de grâce qu’Emmanuel Carrère lors de sa découverte des cinq secondes du sourire de Martha Argerich quand elle joue La polonaise héroïque.

Arlette Mondon-Neycensas

Bulletin d’inscription sur la plateforme de l’Inventoire.

YOGA, Emmanuel Carrère. Éditions P.O.L. 2020

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