Écrire à partir de « Le tort du soldat » d’Erri de Luca

avt_erri-de-luca_6901Cette semaine, Hélène Massip vous propose d’écrire à partir du récit d’Erri De Luca : Le tort du soldat (Gallimard, 2014). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 30 janvier à l’adresse atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« Un soir de juillet, j’entrai dans l’auberge à l’heure où l’on voit le dernier soleil frapper sur la paroi ouest du mont Scotoni. Il y avait peu de clients, la patronne me reconnut.

Une femme d’une quarantaine d’années était assise à une table dans un coin entre deux fenêtres… Elle me regarda et me lança un sourire, un courant d’air qui ouvre une fenêtre. Je ne suis pas habitué à la courtoisie d’une personne inconnue, je répondis de mes lèvres légèrement étirées, la bouche fermée…

…Des deux tables libres, je choisis la plus près de la sienne pour une raison différente de celle qui semblait évidente. Je ne voulais pas la blesser en prenant l’autre. Je m’assis, je posai sur la nappe en papier les photocopies des nouvelles en yiddish, je commandai les plats que j’avais lus sur un tableau à la femme qui mettait mon couvert. « La même bière ? » demanda-t-elle, et j’acquiesçai d’un signe de tête. Après une journée de silence, la voix reste volontiers en coulisse. Je commençai à lire les caractères de cet alphabet qui ne laisse aucun répit à mes lèvres. Quand je le lis, je dois aussi ébaucher ses syllabes avec ma bouche. Le yiddish a été enfermé, étouffé : il a besoin d’air. Ses lettres se réaniment sous les yeux et veulent se dégourdir les jambes sur les lèvres…

… La femme de la table voisine reçut deux bières. Tant mieux, pensai-je, son sourire était sans conséquence. Un homme assez grand, à peu près deux fois plus âgé qu’elle, vint s’asseoir près d’elle. Je levai les yeux de ma feuille par curiosité. Je n’ai pas l’air accueillant, il m’arrive de montrer une tension fixe, restée là, oubliée à la suite d’un égarement. L’homme me regarda en passant et se détourna brusquement. Ils goûtèrent leurs bières, elle l’avait attendu. Ils parlaient allemand, avec l’accent autrichien, c’était le père et la fille. »

Suggestion

Au début de ce roman court et intense d’Erri De Luca, Le tort du soldat, (Gallimard, 2014), le narrateur, qui ressemble à l’auteur lui-même, se trouve dans les Dolomites. Il pratique l’escalade et traduit des nouvelles écrites en yiddish. À l’auberge, il croise le regard d’une femme, qui lui sourit. Elle est accompagnée de son père.

Dans la suite du récit, c’est cette femme qui prend la parole. Elle parle de son père, criminel de guerre nazi, dont elle n’a connu l’histoire que tardivement. Elle raconte ce que c’est que d’être la fille de cet homme là, qui n’éprouve aucune culpabilité, qui se sent sans cesse pourchassé. Et qui ne manquera pas de réagir à la présence près d’eux d’un homme qui laisse courir sur ses lèvres des mots de la langue yiddish.

Nous fréquentons tous des lieux publics, où nous croisons des inconnus. Parfois, un échange rapide a lieu : un regard, un salut, un sourire.

Je vous propose de retrouver (ou d’imaginer) la mémoire d’une telle situation. Dans un lieu public, vous remarquez quelqu’un. Homme ou femme, enfant, adolescent, adulte, personne âgée. La personne est étrange ou attirante ou banale. À vous de choisir. Une interaction brève a lieu : elle vous demande du feu, elle vous regarde d’une certaine façon, elle croit vous reconnaître, par exemple…

Inventez le début d’une histoire (ou une histoire complète) à partir de cette rencontre. Donnez la parole à la personne qui a retenu votre attention. Transformez-la en personnage de fiction. Quel est son récit ? Comment est-elle arrivée jusqu’au lieu où vous vous trouvez ? Pour quelle raison, par le biais de quel malentendu, vous êtes-vous regardés ?

Envoyez-nous votre texte (1500 signes au maximum).

product_9782070144419_195x320Lecture
Erri De Luca est né en 1950, dans le quartier populaire de Montedidio, à Naples, où l’on a relogé sa famille. Il y grandit dans une atmosphère oppressante allégée par les  séjours dans l’île d’Ischia, parlant napolitain avec sa mère et italien avec son père. À seize ans, il se déclare communiste. Étudiant à Rome, il change son prénom de Harry (venu d’une grand-mère d’origine américaine) pour « Erri » et s’engage dans le mouvement d’extrême-gauche Lotta Continua. Il en est l’un des dirigeants et se fait embaucher en 1978 à la Fiat de Turin, où il travaille jusqu’à l’échec politique du mouvement en 1980, avant de mener une vie solitaire d’ouvrier itinérant. Il se consacre à l’étude matinale des textes sacrés et à l’écriture (le soir).

Son premier manuscrit paraît en 1989 et sera traduit par Verdier, puis sous le titre Pas ici, pas maintenant, par Rivages (1994). Ses livres traduits en français sont d’abord des récits et des romans traduits et publiés par Rivages (Alcide, arc-en-ciel, 1994), Tu, mio, 1998, les éditions Gallimard, comme Trois chevaux (2000), Montedidio (prix Fémina étranger 2002), Le contraire de un (2003), Sur la trace de Nives (2006), Le jour avant le bonheur (2010), Le poids du papillon (2011), Les poissons ne ferment pas les yeux (2011), ou par d’autres éditeurs, comme Les saintes du scandale (Mercure de France, 2011). Il a également fait paraître des essais issus de sa fréquentation de la Bible : Un nuage comme tapis, chez Rivages (1994), puis chez Gallimard (Noyau d’olive, Comme une langue au palais, Au nom de la mère).

Les éditions Gallimard ont fait paraître en 2015 un bref essai, La parole contraire, dans lequel l’auteur revendique sa position de soutien au mouvement No Tav, qui s’oppose à la construction de la ligne à grande vitesse du val de Suse. Il a été poursuivi en justice pour ses propos, puis relaxé.

Sa langue, remarquable d’économie, son ouverture aux langues et l’ampleur de sa réflexion en font l’un des grands auteurs européens de notre temps.

 Hélène MASSIP

Hélène Massip est bibliothécaire et également auteur de nouvelles, de poèmes et de haïkus. Ses dernières publications: « Au bout du compte » et « Quelles nouvelles », Editions La Passe du vent (2004). Elle animera la prochaine formation de base à l’écriture littéraire dans les locaux d’Aleph-Écriture, le mercredi 20 janvier 2016, de 14 h à 17 h.

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