Lecture de 4 3 2 1 de Paul Auster, par Alain André

Avec une autre écrivaine monstrueuse à sa façon, Siri Hustvedt, qui a publié en mars un essai intitulé Les mirages de la certitude, Paul Auster forme le couple star de la vie littéraire de la côte est des Etats-Unis. Il a eu 70 ans le mois dernier (il est né le 3 février 1947), et vient de produire son plus grand livre.

Je l’ai acheté avec hésitation : 860 pages en anglais, 1016 en français, 1,259 kilo, 28 euros. Je l’ai acheté quand même, en veillant à ne pas  me laisser tomber l’ouvrage sur les pieds. Parce que, tout de même, il y avait eu, côté fiction, la Trilogie new-yorkaise, constituée de Cité de verre (1987), Revenants (1988) et La Chambre dérobée (1988), puis Le Voyage d’Anna Blume (1991), Moon Palace (1990), ou Léviathan (1993 et prix Médicis étranger en 93), ainsi que, sur le versant plus autobiographique de l’œuvre,  L’Invention de la solitude, un petit livre extraordinaire paru en 1982, et Chronique d’hiver (2013), Excursions dans la zone intérieure (2014), ça pesait lourd aussi, d’une autre façon. Sans même parler de La Pipe d’Oppen (2016), où il est question du poète américain George Oppen et plus largement de la poésie américaine, car Paul Auster est aussi un excellent poète (traduit aux éditions Unes).

Et j’ai commencé à lire, en résistant un peu, il faut accepter au début de « lâcher prise » : de se perdre un peu dans les vies parallèles que nous raconte le roman. Les quatre scénarios différents dessinent un portrait approfondi à la fois du personnage et de toute une époque des Etats-Unis d’Amérique. C’est un roman d’une grande épaisseur, et pas seulement stricto sensu. On a les symboles US, on a l’Histoire avec un grand H, les guerres l’assassinat de Kennedy la lutte des Noirs et des femmes pour leur émancipation… En tournant autour de Ferguson, on tourne autour de l’histoire du pays.

J’ai peu à peu apprivoisé les codes, c’est comme ça avec les livres les meilleurs. En gros, on passe de 1.0 à 1.1, 1.2, 1.3, 1.4, 2.1, 2.2, 2.3, 2.4 et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Autrement dit, les chapitres n° 1 pour l’avatar n°1, etc. Cet exercice de répétition et variation s’organise en sept parties successives. Auster aurait pu simplement juxtaposer les 4 scénarios complet, Ferguson par Ferguson, ce qui aurait facilité la lecture ; mais il les a tressés, et c’est l’entrechevêtrement des possibles qui crée la substance particulière du roman. D’où quelques anomalies de structure : des chapitres blancs, quand l’un des Ferguson a passé de vie à trépas.

Reste l’essentiel : d’une part, ce roman est un grand roman de formation. Par son thème, il s’inscrit dans la tradition du « Bildungsroman », celle de L’Éducation sentimentale de Flaubert, par exemple. Il est en effet centré sur la personnalité d’un jeune homme, Archibald Isaac Ferguson, ou Archie en américain courant.

D’autre part, c’est un roman qui innove dans un domaine lui-même assez neuf, celui du roman polyphonique, dont les deux points de repère historiques sont Tandis que j’agonise, de William Faulkner, et Le Fusil de chasse, de Iasushi Inoué. Le portrait qui est fait d’Archibal Isaac Ferguson est extraordinaire parce qu’on a peu à peu, au cours de la lecture, une vision non pas stéréoscopique mais en quelque sorte « quadriscopique ». Les critiques ne semblent pas avoir été sensibles à cet aspect, apparemment formal, du livre ; il me semble central.

Le lecteur acquiert grâce à lui une familiarité extraordinaire non seulement avec le personnage , mais avec ses différents « possibles » — ces possibles si chers à Rober Musil : avec tout ce qui fait que chacun de nous n’est pas un, mais pluriel. Antonio Tabucchi, dans Pereira prétend, empruntait au psychologue français Janet une bien belle formule : notre moi est une « confédération de moi » souvent rivaux, contradictoires, menant des débats enflammés sous le crâne de chacun de nous, tel moi prenant le pouvoir à tel moment de notre vie pour s’effacer à d’autres. 4 3 2 1 nous donne à voir et à sentir la personnalité plurielle d’Archie Ferguson.

Ce faisant, dans un monde effrayé en quête de réponses simples voire simplistes, il nous donne vraiment de l’air en redonnant de l’importance à l’hésitation et à la complexité. Je vais lire aussi  Les mirages de la certitude, ces deux-là, Siri et Paul, ont l’air de se parler…

A.A.

Crédits photograhiques: D. Pétrès, Time Square 01 01 2018

Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Découvrez l’écriture lors de son prochain Atelier Ouvert en librairie à La Rochelle: Le 14 mai 2018.

4 3 2 1 , Paul Auster Editions Actes Sud

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