« L’empire du confus », Geneviève Andrea Besse

L’empire du confus

 

Au réveil la radio crache le nombre de bombes qui, dans la nuit,

ont plongé Kiev dans l’obscurité.

 

Là où j’ai fui,

à la pointe extrême de l’Europe au bord de l’océan dans le printemps lumineux,

j’ai le souffle coupé.

 

Pourtant je m’étais éveillé presque gai.

La veille, au Chiado, j’avais salué la statue de Pessoa.

J’avais ri des touristes,

massés bras armés pour un selfie, avec lui.

 

Souvent la nuit je m’éveille, vers quatre heures, brusquement.

J’arrive d’un monde lointain, de forêts bruissantes, de l’empire du confus.

C’est un moment doux, posté aux frontières, mais qui dure peu.

Car la nuit tourne autour de mon corps. Elle l’encercle, pressée de l’embarquer dans un nouveau cycle. Elle prend possession un à un de ses membres, et lui, mon corps, sombrant dans l’obscurité et le silence, n’est plus que sensation, draps effleurés, fleur de peau.

Il s’abandonne à la chair des rêves, elle l’engloutit sans combat.

 

J’aime ce moment de la nuit où je me rendors.

Alors commence un nouveau voyage vers des pays plus vrais.

Les réminiscences de la journée se posent sur mes paupières, d’autres surgissent de rivières plus profondes, et des pactes secrets se nouent.

 

Au réveil la radio crache le nombre d’obus qui,

dans la nuit,

ont criblé la ville, défigurée.

 

Dans mon rêve je me promenais au Bairro Alto,

sous un ciel sans étoiles j’entrais à l’hôpital

Saint-Louis dans cet immeuble de biais, derrière la Rua Da Rosa,

où le poète intranquille finit ses jours.

Une voix de femme me conduisait à sa chambre

C’est là sa dernière demeure, vous voyez, de cette fenêtre, il regardait

le clair de lune, guettait le jour et l’aube,

jusqu’à sa nuit.

 

La lune avait les traits de Pessoa. Penchez-vous, penchez-vous encore,

disait la voix, c’est là qu’il est mort !

Etait-elle blonde aux joues rondes, cette voix invisible, ou brune et fine,

comme les filles de Lisboa ?

Violemment elle a poussé ses doigts sur mes reins.

Avant de basculer, avant de dormir pour toujours,

mon cœur s’est soulevé, et j’ai crié.

 

Au réveil la radio crache le nombre de drones qui,

dans la nuit,

ont ciblé des vies, pour l’éternité.

 

Je ne dors plus, les pactes secrets sont brisés.

Grand ouvert dans le noir, je vois la pulpe de mon rêve, rouge, effilochée.

 

En allant vers le Bairro Alto, je croise un kiosque à journaux.

À la une, des photos, visages rougis, pommettes saillantes,

des corps noircis

qui n’acquiescent plus qu’à la nuit.

 

Sur la photo vous êtes blonde, pommettes saillantes,

vos yeux sont rouges et fixes, inexpressifs.

Vous serrez un chaton dans vos bras.

Derrière vous, au sol,

dans la salle de danse mitraillée,

des têtes alignées,

comme des tournesols brûlés, à la fin de l’été.

 

Le long du Tage, les mouettes crient,

mon cœur se serre en pensant à vous.

Les abris, la peur, la faim.

Me reviennent les récits de ma mère,

de son enfance pendant la guerre,

la nuit totalitaire

 

l’espoir effiloché d’une aube moins amère.