Vos textes à partir de « Vladivostok Circus » d’Élisa Shua Dusapin (2/2)

Pour ce septième rendez-vous de L’Inventoire, Laurence Faure vous a proposé d’écrire à partir de « Vladivostok Circus » d’Élisa Shua Dusapin (Éditions Zoé). Parmi les textes déposés sur notre plateforme, nous en avons sélectionné 8, représentatifs des thèmes abordés, et de la proposition d’écriture. Merci à tous de votre participation !
Isabelle d’Arthuys

L’entretien

Je ne suis pas attendue, je pense. Le coude légèrement posé sur le rebord de la table en demi lune qui arrive à la hauteur de mes côtes, je jette à chaque sonnerie un œil anxieux vers la standardiste. Elle parait très jeune dans son uniforme ; maquillée, professionnelle, elle jongle, non sans grâce, entre les appels à transmettre et les plis  à réceptionner que les coursiers déposent à un rythme de métronome. Dans le hall de réception, les traits tendus, circulent des hommes en costume-cravate gris et des femmes en tailleur strict, parfois égaillé d’un foulard de couleur vive. Un dossier sous le bras ou le regard plongé dans l’écran de leurs ordinateurs portables, le bruit de leurs pas est amorti par l’épaisseur de la moquette et ils semblent flotter, aimantés vers la réunion suivante. Sortie de l’ascenseur, une jeune femme s’avance vers moi.

— Je suis l’assistante de monsieur Depatez. C’est vous qui avez répondu à l’annonce pour le poste de chargé.e de marketing ?

— Oui, c’est cela.

— Vous êtes en avance et il est encore retenu avec un autre candidat. Suivez-moi. Je vais devoir vous faire attendre.

Nous montons dans l’ascenseur à demi rempli et elle passe son badge électronique pour nous arrêter au troisième étage. Je la suis le long de couloirs bordés de baies vitrées, derrière lesquelles défilent des salles de réunion aux écrans animés de chiffres et de statistiques, ou des espaces de travail en bureaux partagés vibrants du bourdonnement sec des touches sur les claviers. Puis elle s’arrête et me montre un fauteuil trop bas. Je m’assoie les jambes repliées et les deux mains appuyées sur mon sac.

Christian Galiana

Pas si seul

Je ne suis pas attendu, je pense. Ils n’ont jamais connu un patronyme tel que le mien.

Je flotte jusqu’au bureau d’accueil comme dans un nuage, une sorte d’univers ouaté, comme si les murs matelassés absorbaient tous les bruits. Un homme, barbe blanche, très gros, aussi avachi que son vieux fauteuil, me fait signe d’approcher. Il me sourit, je me présente : Jean-Marie Vinjosvitz.

— Hum… fait-il en pianotant sur son clavier d’ordinateur, quel âge avez-vous ?

—  Cinquante-trois ans.

— Statistiquement parlant, je ne vous attendais que le 25 mai 2049. Suivez-moi.

Il se lève prestement malgré sa corpulence et, à travers de longs couloirs de marbre blanc me rappelant les musées du Vatican, il me conduit à l’entrée d’une salle : Salle Jean-Marie Vinjosvitz.

Avant de disparaître, il me fait pénétrer dans cette pièce immense, bien éclairée, absolument silencieuse, au parquet vernis qui crisse sous mes semelles. Derrière les vitrines figurent quatre-vingt-trois Jean-Marie Vinjosvitz, tous différents, tous en état de parfaite conservation. Dans une absolue sidération, j’avance, incapable de résister à cette visite que personne ne m’impose pourtant. Le numéro 28 : un soldat d’empire avec tout son attirail, l’air épuisé. Le 36 : style homme d’affaires, cheveux blonds coupés très courts, costume trois-pièces bleu foncé. Le numéro 61 : un jeune enfant en costume marin tenant à la main un cerceau jaune. Tous des Jean-Marie Vinjosvitz.

Un jeune-homme aux allures d’éphèbe, au teint de métis indo-européen, les cheveux noirs de jais attachés en catogan, est entré silencieusement dans la pièce. Il tient à la main une petite valise.

— Jean-Marie Vinjosvitz, je suppose ? me fait-il avec une grande douceur.

Oui. 

— Je suis l’embaumeur. Installez-vous, je vous prie.

Joelle Vittone

Le livret  

Je ne suis pas attendue, je pense. L’hôtesse m’indique, au bout de son index manucuré, un canapé pour patienter dans le hall. Au mur gris comme un ciel de novembre, le portrait de la PDG, brushing impeccable, sourire figé. Sur le comptoir, le bouquet de lys blancs exhale une odeur entêtante.

De longs cheveux raides, fraîchement reteints en noir intense, des bras qu’on dirait trop grands pour elle, une femme, tout anguleuse de maigreur, s’approche en me regardant par-dessus des verres demi-lune.

— Notre chef ne peut pas venir t’accueillir pour ton premier jour. Je suis Lise, son adjointe.

— Il faudrait que je lui parle.

— On ne peut pas le déranger.

— Il faudrait vraiment.

— Franck est en comité de direction. Le mardi, c’est CODIR.

Lise me fait pénétrer, de l’autre côté du tripode qui pivote en claquant, sous une verrière qui inonde de la lumière du mois de mai le couloir vers la cafétéria. À ma droite, un open space tel le labyrinthe de PAC-MAN à perte de vue. Derrière les cloisons à mi-hauteur, tous s’affairent au téléphone, les yeux rivés sur l’écran, sans lever la tête à mon passage. La moquette bleuâtre estompe le bruit des pas. Les imprimantes murmurent en fond sonore.

Elle me tend un livret. « Bienvenue et merci d’avoir choisi notre entreprise », en diagonale sur la page de couverture.

— Franck te verra à 16h00.

— Je… je ne peux pas rester cet après-midi. Je vais à l’enterrement de mon père. À Grenoble.

— Ah. Euh. Bien. Prends rendez-vous pour ton badge. À l’accueil. Tu trouveras. J’y retourne. Ils m’attendent.

Jean-Claude Compan

Je deviens quoi ?

Je ne suis pas attendu, je pense que je bouscule des vies. Mais je n’ai rien demandé, moi, je n’étais pas pressé de venir.

La vieille me fait pénétrer dans son univers : une cuisine, qui sent le bœuf-carotte, et des odeurs inconnues de fluides corporels. Je perçois la présence de gens, les uns en blanc, les autres en bleu, qui occasionnent ce brouhaha qui ne couvre pas d’autres sons, des bips et des schrrreuch. Pourquoi suis-je là ?

— Je crois que ça va vous coûter cher, dit le flic.

— Mais d’habitude, ça se passe sans problème, répond la vieille. C’est la fille. Elle n’était pas solide.

— Vous expliquerez ça au juge.

Les infirmiers emmènent le corps de ma mère, les flics interpellent la vieille faiseuse d’anges.

Tu parles d’un ange ! Je hurle ma fureur, mon dépit, mais personne n’entend.

Je gis sur la toile cirée de la cuisine, amas informe, caillot glaireux, auquel ni sauveteurs ni policiers ne prêtent attention. Je deviens quoi dans tout ça : la poubelle, l’incinérateur, le bocal sur une étagère de la Fac de Médecine ?

Si j’avais su, je me serais fait tout petit. J’aurais été un enfant sage, bon élève, soucieux de mon prochain, fêtant les anniversaires, aidant les vieilles dames à traverser dans les clous.

Mon géniteur, je n’en ai aucun souvenir. L’homme expulse sa part de vie, alors que la femme accueille, réchauffe, abrite. Mais là, c’est ma mère elle-même qui me rejette. La pauvre, elle en paye le prix, et il est lourd, mais je lui en veux, car elle gâche aussi ma propre vie.

Partager