Valérie Tor Sabbah

C’est elle qui conduit. Les gestes automatiques commencent à mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Ils sortent de la ville, s’éloignant ainsi de l’arène de leurs derniers affrontements. Une pluie torrentielle accompagne les premiers kilomètres. La première vraie pluie depuis des mois, violente et absolue.

Tout d’un coup, la pluie cesse, et tout aussi brutalement, le ciel s’éclaircit et le soleil réapparait, laissant percevoir le paysage de plus en plus désertique, de plus en plus dépouillé qui les accompagne vers le Sud.

Elle regarde s’éloigner dans le rétroviseur le ciel gris de la tourmente, cet hiver si précieux, car si court, avec ses lumières exotiques et cette odeur forte de terre mouillée qui a attendu trop longtemps d’être délivrée de ses douceurs.

L’éclaircie l’a sortie de sa torpeur. Elle sent le nœud dans son ventre se détendre. L’homme à ses côtés est silencieux. Il a posé la tête contre la fenêtre, ses yeux sont clos ou regardent au dehors, son corps tourné vers l’extérieur raconte la distance entre eux.

Elle a failli ne pas venir au rendez-vous. Elle connaissait par cœur le rituel de leurs déchirements. L’évènement générateur souvent anodin dont elle était coupable, le silence mortel qui s’ensuivait, et puis le staccato, tout aussi mortel, de son réquisitoire. Ils avaient besoin de temps et ils en avaient peu. Mais elle était venue, et lui aussi, son vieux sac de baroudeur posé à ses pieds comme un chien fidèle. Lui, peut-être parce qu’il n’avait pas où aller, et elle, parce qu’il était la seule personne qui pouvait supporter cet anéantissement de l’être, ne pas en avoir peur, ne pas s’y soumettre non plus.

À l’extérieur le désert prend le dessus avec ses espaces infinis qui la bercent et lui donnent l’illusion que tout est encore possible.

« Ah, dit-il, j’ai oublié de te dire, nous ne dormirons pas ensemble ce soir ».

La phrase tombe avec la nuit qui approche. Les montagnes à l’est virent de leur ocre habituel, à l’orange flamboyant, puis au pourpre majestueux, juste avant d’être plongées brusquement dans l’ombre à la disparition du soleil derrière les montagnes.

Au loin commencent à clignoter les premières lumières qui annoncent la fin du voyage. Les montagnes sont remplacées par les hôtels de la ville qui se dressent durement au loin.

L’hôtel Oasis choisi par hasard est à mi-chemin entre l’hôtel de passe et l’auberge de jeunesse. Entre l’homme et le patron se crée sur le champs une animosité instinctive, comme entre deux prédateurs. « Il n’y a plus qu’une chambre de libre », leurs annonce t’il sèchement. L’homme exige un lit supplémentaire. Le type fait la moue, il sent la tension entre eux et craint les embrouilles.

La chambre est aseptisée, presque misérable, avec pour seule lumière l’éclairage blanc d’un néon qui révèle leurs visages défaits. L’incident avec le patron a rendu l’homme féroce. Elle ne parle plus. Elle se dissout lentement dans son impuissance.

C’est lui qui a pris le lit de camp. Il dort en lui donnant le dos, comme pour lui signaler qu’aucun rapprochement n’est possible. Elle, ne dort pas. Elle écoute sa respiration. Elle s’approche de son corps désamorcé par le sommeil, résiste au désir de le toucher pour essayer de retrouver au contact de sa peau un apaisement momentané.

Quand elle se réveille le matin, la chambre est inondée. Et le sac du baroudeur détrempé. Le patron accoure avec un seau et une serpillère, et fébrilement s’empresse d’effacer les traces du désastre. L’homme le suit des yeux, dans un silence qui se veut menaçant mais qui n’y arrive plus vraiment. Elle a envie de rire soudain, mais elle se retient, par solidarité.

Elle se lève alors et vient s’asseoir près de lui sur le lit de camp. Elle pose la tête sur son épaule et sent la crispation de son corps se détendre, comme un ressort qui tendu trop longtemps se relâche soudain.