La critique littéraire existe-t-elle encore ? Si l’on pouvait en douter, l’écrivain Pierre Ahnne nous prouve qu’elle est toujours bien vivante. Pierre Ahnne a des opinions, un goût affirmé pour certaines formes de littératures et porte sur les livres qu’il aime (ou pas), le même regard joyeusement pessimiste (et savoureux) qui fait le sel de son écriture romanesque. Sans pédanterie ni faux pli, il n’omet toutefois pas d’inscrire les livres dont il parle dans leur contexte et celui de l’art du roman.

Enseignant et romancier, Pierre Ahnne a publié six romans entre 1997 (Comment briser le cœur de sa mère, Fayard) et 2015 (J’ai des blancs, Les Impressions Nouvelles). Depuis 2011, il tient un blog littéraire, Le Nouveau blog littéraire de Pierre Ahnne.  Pour en savoir plus sur sa pratique du blog, L’Inventoire est allé l’interviewer à l’occasion du stage qu’il animera pour Aleph-Écriture Créer et tenir un blog de critique littéraire à Paris sur 3 jours: les 14 mars, 31 mars, 13 avril 2019. 

 

L’Inventoire : Vous avez créé un blog littéraire en 2011. Comment est né ce projet?

Pierre Ahnne: J’étais dans une période de creux pour ce qui était des publications, et je me sentais un peu las de dépendre en permanence du bon vouloir des éditeurs. Je savais qu’Internet offrait des possibilités mais ça restait pour moi très vague. J’ai alors proposé à un ami, Gilles Pétel, qui est auteur aussi et se trouvait à peu près dans la même situation, que nous fassions quelque chose ensemble. Dans notre esprit, cela devait ressembler à une sorte de revue littéraire en ligne, ce qui était un peu ambitieux. Ça s’est terminé par un blog, qu’on a partagé pendant une année scolaire environ. Puis Gilles en a eu assez et moi, au contraire, j’ai pris goût à la chose. J’ai continué tout seul…

Aviez-vous l’impression d’un manque dans l’offre actuelle de critiques de livres ?

Pour être honnête, je ne suis pas vraiment parti de telles préoccupations. D’ailleurs, il s’agissait, au départ, et il s’agit toujours, de mettre en ligne aussi des fictions, des entretiens avec des auteurs ou d’autres acteurs de la scène littéraire, des billets… Même si les notes critiques sont l’élément principal.

Cela dit, il est vrai que j’essaie de parler des livres dont on parle moins ailleurs. Avec un succès variable, du reste : je constate que les lecteurs ont assez envie d’entendre parler de ce dont ils ont déjà entendu parler. Ce qui, au fond, est peut-être une réaction normale…

Aviez-vous auparavant écrit des critiques littéraires ?

Jamais.

Quel type de plaisir y prenez-vous ?

Sur le plan intellectuel, c’est très excitant, parce qu’on voit prendre forme, en écrivant, ce qui sinon serait resté une impression assez nébuleuse.

En fait, je ne sais vraiment ce que je pense d’un livre qu’après avoir écrit un article à son propos. Comme si écrire était une autre forme, plus approfondie, de lecture.

Comme si la réflexion s’était faite d’elle-même au cours de la lecture mais qu’on n’y avait accès que par l’acte d’écrire.

C’est une métamorphose assez étonnante à observer : on lit, quelquefois on se demande ce qu’on va pouvoir raconter sur le livre, puis quelque chose s’esquisse, on se met à sa table de travail, et on voit l’article sortir pour ainsi dire des limbes.

Pourriez-vous définir votre ligne éditoriale ?

Je l’ai découverte moi-même au fil des mois, puis des années… Je me suis rendu compte que j’avais envie de défendre une certaine idée de la littérature, notamment romanesque, qui repose sur la notion de spécificité et donc d’indépendance de la parole littéraire.

La littérature n’est pas, pour moi, une autre façon, plus « parlante », de dire ce que peuvent dire l’histoire, la sociologie, la psychologie ou d’autres sciences humaines. Elle est là pour dire ce qu’elle est seule à pouvoir dire. Je suis convaincu de cela.

Par ailleurs, cela m’intéresse de réfléchir à ce qu’est aujourd’hui le roman. À ce genre insaisissable et qu’on serait bien en peine de définir. Essayer quand même…

Enfin, mon blog dessine bien sûr la carte de mes goûts et de mes antipathies. Je me laisse guider par mes inclinations, même si j’essaie ensuite d’y réfléchir et de les rationaliser.

Quel est le rythme de parution de vos articles ou critiques ?

Je mets en principe deux articles en ligne toutes les semaines (avec une pause en été) : une note critique, en principe le samedi ; en milieu de semaine, soit une fiction, soit un entretien, soit quelque chose de court — annonce d’un événement quelconque ou « parole d’écrivain ».

Crédits photo: Charlotte Heymans / Les Impressions Nouvelles

Vous êtes également écrivain, est-ce que ce blog vous prend beaucoup de temps, ou au contraire vous offre-t-il un dérivatif et la possibilité, à travers vos lectures, d’aller à la rencontre d’autres écrivains ?

Tenir un blog prend du temps, évidemment, mais cela n’a jamais été pour moi un obstacle à d’autres formes d’écriture. J’ai d’ailleurs tendance à penser que ce qu’on doit écrire, on l’écrit, et qu’on trouve le temps pour cela.

Je ne sais pas si on peut parler de « dérivatif », à la fois parce que l’écriture « critique » est tout de même assez différente de l’écriture, disons, plus personnelle ou plus directement créative, et parce que sur mon blog il n’y a pas que des critiques mais aussi, même si ce n’est pas régulier, ce que j’appelle, faute de mieux, des « fictions ».

Pour ce qui est des rencontres, elles sont toujours passionnantes et enrichissantes parce qu’elles sont toujours inattendues : chaque écrivain a son rapport personnel à l’écriture, et il en va de même, je crois, pour les traducteurs, qui sont des écrivains d’un autre type.

Est-ce une manière de créer une communauté et pensez-vous que cela participe de l’intérêt qu’un éditeur peut trouver à éditer un livre ? (en d’autres termes, pensez-vous que pour être édité aujourd’hui tenir un blog littéraire est un plus)

Je ne suis pas sûr que cela joue… D’abord, les personnes qui s’occupent de promouvoir les livres et celles qui les éditent ne sont pas les mêmes, le monde de l’édition est en fait assez cloisonné. Et puis, il me semble que, de plus en plus, le souci dominant de la plupart des éditeurs est, hélas, le souci de rentabilité, fondé sur une image a priori de ce qui peut ou doit « marcher ». Construire une communauté de vision, d’approche, et fédérer ainsi des auteurs, des lecteurs, des critiques, des théoriciens de la littérature…, voilà qui est de plus en plus éloigné, me semble-t-il, des préoccupations actuelles de l’édition en général.

 

Vous allez bientôt animer un atelier Créer et tenir un blog de critique littéraire à Paris sur 3 jours : du jeudi 14 mars 2019 au samedi 13 avril 2019. Que souhaitez-vous d’abord transmettre aux participants ? Le goût de la lecture ? La capacité à choisir un angle pour parler d’un livre ? Des techniques rédactionnelles ?

J’espère aider les personnes qui s’inscriront à affirmer et à défendre leurs propres choix. À passer, en somme, du statut de lecteurs passionnés à celui de lecteurs actifs. Ce qui suppose d’acquérir une certaine technique, incluant la rédaction, certes, mais aussi une méthode de lecture et de réflexion à partir de ce qu’on a lu. Je parlais tout à l’heure de ce curieux processus qui fait qu’en écrivant on découvre ce qu’au fond on pensait un peu sans le savoir, mais encore faut-il créer les conditions pour que cela arrive, et savoir se mettre en situation de voir le processus se déclencher.

Est-ce que tout le monde peut participer à l’atelier, y-t-il des « pré-requis » ?

Tout le monde, à condition bien sûr d’avoir le goût de la lecture (quel que soit le type de livres ou le genre littéraire qu’on privilégie), et un certain goût pour l’écriture aussi.

Mais pas besoin d’avoir des compétences spéciales en informatique, et d’ailleurs il ne faut pas s’attendre à un stage d’informatique. Je serais bien incapable de l’animer. Je suis, en fait, le vivant exemple qui montre qu’on peut ne pas y connaître grand-chose. Créer et tenir un blog ne nécessite aucune compétence technique dans ce sens-là du terme. Donc, pas d’hésitations ni de complexes.

Est-ce que vous comptez un jour faire paraître une sélection de vos critiques numériques en livre papier ?

Pourquoi pas ? Mais il me semble que la critique littéraire est peut-être appelée à se faire de plus en plus sur la Toile, et à travers des supports tels que les blogs ou les sites littéraires. D’ailleurs, l’intérêt des éditeurs pour ces lieux d’expression me paraît croître.

Un livre, ce serait autre chose… Comme je l’ai dit, mon blog dessine la topographie de mes goûts, autrement dit de mes idées, en matière de littérature. Un recueil de critiques, ce serait, de ce point de vue-là au moins, un autoportrait.

Pensez-vous que la bibliothèque de quelqu’un en trace le portrait ?

Oui, pour les raisons que je viens de dire.

Quel livre vous souvenez-vous de la rentrée littéraire précédente ?

C’est une question bien délicate, car la rentrée littéraire de l’année passée était particulièrement riche.

J’ai beaucoup admiré La Rivière, d’Esther Kinsky, admirablement traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, chez Gallimard. Est-ce un roman ? toute la question est là, et, comme je l’ai dit, c’est une question qui me passionne. C’est un livre qui traverse les genres et qui offre une très belle méditation sur la présence, les choses, la place de l’homme dans le monde… Autant de sujets qui sont le domaine privilégié, à mon avis, de la littérature.

Propos recueillis par Danièle Pétrès

Pierre Ahnne est né à Strasbourg. Il a enseigné dans l’est de la France et au Lycée français de Moscou. Depuis 1984 il vit à Paris et a travaillé jusqu’à récemment dans un lycée de la proche banlieue.

Il a d’abord été tenté par le théâtre (Bouvard et Pécuchet, d’après Flaubert, en collaboration avec Marion Hérold, monté en 1991, Conte du fond des forêts, mis en espace par Philippe Honoré en 1995).

Puis il a publié plusieurs romans : Comment briser le cœur de sa mère (Fayard, 1997), Je suis un méchant homme (Stock, 1999), Libérez-moi du paradis (Le Serpent à plumes, 2002),  Couple avec pistolet dans un paysage d’hiver (Denoël, 2005), Dernier Amour avant liquidation (Denoël, 2009), J’ai des blancs (Les Impressions nouvelles, 2015). Ces livres mettent en scène des personnages auxquels leur engluement dans l’imaginaire rend la vie compliquée. Ils retravaillent parfois aussi les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence.

De courts récits dans le même ton sont aussi parus dans des revues (Passage d’encres, Bottom, Saisons d’Alsace…). L’un d’eux, Mon père et son singe, constitue le texte d’un livre objet réalisé par le plasticien Marc Vernier (Les Livres Objets du Farfadet, 2002).

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