« Un jeudi d’octobre », Paul Karsenty

Paul Karsenty
Un jeudi d’octobre

C’était un jeudi d’octobre. Un de ces jeudis suspendus, quand l’après-midi hésite entre la fin de l’enfance et l’entrée dans quelque chose d’un peu plus trouble. Mon cousin Frank et moi, nous avions quatorze ans. Nous sortions à peine de l’âge des billes et nous nous imaginions déjà hommes, du moins en devenir. Les vitrines des kiosques, avec leurs magazines plastifiés, les publicités de sous-vêtements féminins et les affiches aguichantes de certaines devantures de cinéma portaient nos hormones à ébullition et nous laissaient dans un état de fébrilité vaguement honteuse, qu’on n’aurait avoué à personne.

À Toulon, dans le quartier du Pont du Las, le cinéma « L’Eldo » faisait figure de relique. On y projetait tout et n’importe quoi. Chaque semaine, il proposait deux ou trois titres, alternant selon les séances, séries B et films plus ambitieux, vieux westerns, péplums, drames japonais, comédies romantiques, parfois un film soviétique dont le titre seul suffisait à vider la salle. Avec Frank, presque chaque jeudi après-midi, on prenait la ligne 1 du trolley, place Noël Blache et on descendait à l’arrêt Martin Bidouré, en face de l’église Saint-Joseph. Lorsqu’on arrivait avant l’heure du film, on aimait bien s’attarder un peu sur la place du marché devant la vitrine de la coutellerie puis on faisait un tour dans les rues avoisinantes où certains immeubles avaient conservé une odeur de cave humide et de cire d’ascenseur ancien.

Mais cette semaine-là, à l’Eldo, un nom en gros caractères s’était imprimé dans notre mémoire comme une brûlure délicieuse : Mademoiselle Strip-Tease. Une affiche rutilante, avec une femme en porte-jarretelles, les bras levés dans un geste qui relevait autant de la danse que de la provocation. Autour, sur les panneaux d’affichage, s’alignaient des photos un peu floues, des images volées d’un Paris nocturne, avec ses hôtels de passe et ses rideaux à franges, ses scènes de cabaret exhibant un festival de chairs roses et de dentelles affriolantes. Et ce bandeau, comme un défi : « Interdit aux moins de seize ans. »

On n’en avait que quatorze, mais l’orgueil fait grandir. Mon cousin avait une voix grave, déjà un peu rauque, et des épaules plus larges que les miennes. Il avait piqué des cigarettes à son frère aîné – des Gauloises bleues, l’arôme rêche du cinéma français. Je me souviens que nous avions répété la scène sur le trottoir gris et les feuilles mortes balayées par le vent aigre : air nonchalant, cigarette au coin des lèvres et une assurance empruntée aux gangsters vus dans les films. Mon cousin s’est approché du guichet. Une dame au chignon serré, l’air las, comptait sa monnaie. Il a dit : « Deux places s’il vous plait ». Elle n’a pas vérifié notre âge, elle n’a même pas levé les yeux et elle a détaché deux tickets d’un rouleau, sans un mot. On s’est poussés du coude en se délectant d’avance, on est entrés dans l’odeur de moquette poussiéreuse et de sièges usés et on s’est installés dans les premiers rangs pour ne pas en perdre une miette.

Mais le générique qui apparut n’avait rien d’un appel à la luxure. Un titre blanc, austère, sur fond noir : « Léon Morin, prêtre », avec les noms de Jean-Pierre Melville, de Belmondo et d’Emmanuelle Riva.

Au début, on n’a pas compris. Il a fallu quelques scènes. Une femme en tailleur sombre, un homme en soutane, des dialogues lents, pesants comme des psaumes. Puis, la vérité s’est imposée à nous : on s’était trompé de séance.

Je ne sais pas si c’est la surprise, le jeu grave de Belmondo ou le beau visage sensible d’Emmanuelle Riva mais malgré la déception, nous sommes restés. Il y avait dans ce film une tension différente, inattendue, une sensualité contenue, éloignée de celle que nous étions venus chercher mais émouvante. La foi, le doute, la guerre, l’attirance sous-jacente : tout cela nous était étranger, mais nous fascinait.

En sortant, la nuit était tombée sur l’avenue du XVème Corps, on a marché côte à côte sans dire un mot, un peu gênés, un peu changés.

On avait peut-être compris que les vrais mystères ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Il y avait dans notre erreur quelque chose d’heureux, de presque initiatique.

Et le souvenir de cette projection nous est resté, plus vif que tous les fantasmes. Une erreur de séance, un film dérobé. Et le goût amer et doux d’un jeudi d’octobre où, sans le vouloir, on a grandi.

P.K.