Il y a quinze jours, Alain André vous a proposé d’écrire à partir du roman de l’Italien Matteo Righetto, Ouvre les yeux (La dernière goutte, 2017). Parmi les textes que nous avons reçus, nous en avons sélectionné huit. Merci à tous de votre chaleureuse participation !
Sophie Sturbois
L’absente
Ce jour-là, tu ouvriras la porte qui protestera. Tu te retourneras brièvement et feras un signe de la main à ton compagnon resté seul dans la voiture. Il y répondra par un sourire et un léger mouvement du menton pour t’encourager à aller de l’avant. Tu entreras dans le petit cimetière ensoleillé peuplé de vieilles chapelles en briques et d’antiques pierres tombales. Avec, pour seules compagnes, tes blessures, celles de l’âme et du corps. Les petits cailloux blancs, éblouissants sous l’effet du soleil, crisseront sous tes pieds. Les plumets des cyprès, hôtes du lieu, se balanceront mollement. Peu à peu la lourdeur, la boule d’angoisse tapie dans ton cœur s’allègera. Tes pupilles ne seront plus agacées par la lumière. Tu ne sentiras plus le sol sous tes pas. Ceux-ci te porteront vers une tombe récente, toute simple, en marbre rose. Dessus, tu poseras ton bouquet de lys blancs. Tu resteras là, immobile, une supplication muette sur les lèvres. Depuis son cadre argenté, une frêle jeune fille t’adressera un éblouissant sourire. Soudain, de ta blessure s’élèvera un chant échevelé. Tu tomberas à genoux. Ultime prière. En te relevant, tu sauras que tu ne te trouveras plus jamais seule. Que la vie continue. Pleine de reconnaissance, sous le regard de celle qui a partagé tes jeunes années, tu t’éloigneras. Tu rejoindras ton mari qui t’attend, après avoir fermé la porte qui, cette fois, demeurera muette.
S.S.
Cécile Quiniou
La retraite
On fera une retraite. On partira dés le début, avant même de commencer notre nouvelle vie. J’ai entendu parler d’un endroit retiré dans un coin du Lot, en pleine campagne. Il paraît que là-bas on oublie tout. Tu apprendras à te détendre. A juste regarder le jour qui se lève, tu finiras par oublier tes souffrances. Les réelles et les autres. Tu verras, on m’a dit que le temps s’y écoule différemment. Moi, je me calmerai, j’écouterai le chant des oiseaux le matin. Je suis sûre que tu finiras par perdre cette impression de courir après quelque chose qui t’échappe constamment. Nous ne fixerons aucun objectif à nos journées, si ce n’est celui de vivre. Et puis, ce sera l’occasion de réapprendre. A se parler, à s’écouter, à se connaître. Je crois que c’est une chance à ne pas laisser passer. Parce que sinon, on en fera quoi de notre nouvelle vie. Avec des journées entières à remplir sans savoir quoi mettre dedans. Et l’ennui au bout du chemin. Là où on ira, on nous aidera à apprivoiser le vide. On nous aidera à distinguer l’essentiel au milieu de ce monde qui bruisse, de cette société qui nous broie. A ignorer tout ce qui nous fait croire que le bonheur ça s’achète, ça se branche, ça se connecte, qu’il suffit d’avoir du réseau. On pourra vivre de rien, sans crainte de manquer. De manquer de quoi d’ailleurs ? Et quand on reviendra, au bout d’une durée indéterminée, on sera apaisés, solides, ancrés. On pourra aborder sereinement le reste de notre vie, ensemble.
C.Q.
Martine Guillot
Face à face
Quand l’heure sera venue tu te placeras devant le miroir. Un instant avec attention tu regarderas ton visage. Tu découvriras celui d’une inconnue.
Tu te mentiras en disant : le temps fait son œuvre.
Tu te souviendras de peaux parcheminées. Tu en as si souvent côtoyées. Tu te rappelleras… Alors tu les trouvais belles.
Tu saisiras ta trousse de maquillage. Tu hésiteras mais finalement, tu l’ouvriras. Emplie de doutes tu te lanceras dans un travail d’artiste. Peindre sur une toile de vie.
Tu commenceras l’esquisse à grands traits de pinceaux. Tu affineras en sfumato. D’un nuage de poudre tu estomperas les cicatrices. Tu farderas tes paupières en clair-obscur. Tu souligneras tes lèvres d’un glacis de gloss translucide. Tu ravaleras tes larmes. Pas de ruissellement. Le dripping ne sera pas inscrit au tableau.
Tu retrouveras les gestes, ceux de nombreuses années, pour un temps suspendus.
Avec soin tu renoueras les fils de ton existence.
Tu devras te résigner, il te faudra accepter.
Ce visage là sera désormais le tien.
Marie-Pierre Chaduc
Le Bois
La gorge nouée, tu retourneras au bois de ton enfance, tu marcheras dans les feuilles mortes et ce bruit de feuilles sèches envahira tes tympans, c’est toute ta vie que tu as passée à rechercher ce bruit de feuilles, parfois sous tes pas un marron, étincelant dans sa bogue entrouverte, tu tiendras la main de ta mère, elle, de son autre main, tiendra celle de ton petit frère et tu retrouveras la fragilité de cette petite fille maladroite qui court sur les bords du lac pour attraper les oiseaux mais quand tu arriveras les oiseaux se seront envolés, alors tu tenteras de ramasser les plumes qu’ils ont laissées, tu en ramasseras une ou deux que tu serreras précieusement dans ta main comme une promesse, ta mère te tirera par la main, tu te laisseras faire, tu continueras à marcher dans les feuilles, ivre de colère, écrasant sous tes pas des marrons imprudents, tu continueras à marcher dans les feuilles en faisant le plus de bruit possible avec tes chaussures orthopédiques que tu détestes et qui te font mal, ta mère te dira, arrête, tu ne vois pas la poussière que tu soulèves, tu salis tes chaussures mais toi ça te sera bien égal, elle peut dire ce qu’elle veut, tu lâcheras sa main, tu resteras derrière en faisant encore plus de bruit, puis tu ramasseras un marron encore à moitié recouvert de feuilles, lisse et charnu dans ta main comme un projectile, tu hésiteras et soudain tu te mettras à courir, tu te planteras devant ton frère et tu diras : « Tiens, frère, un marron ! ».
M-P. C.
Floriane Draguet
Le caveau
C’est inévitable, et tu le sais : il te faudra retourner sur le lieu de ton crime.
L’enfant que tu faisais sauter sur tes genoux hier encore plongera ses yeux dans les tiens et tu verras dans son regard un désespoir si grand et des questions si nombreuses que tu comprendras qu’il est temps de rendre les armes. Le secret enfoui au fond de ton cœur, au fond de ta mémoire, au fond de tes tripes, reprendra possession de ton être tout entier. Vivre dans le mensonge ne sera plus possible, la farce forgée de toutes pièces ne te protégera plus, le doute prendra possession de ton âme et la vérité cachée sous le boisseau surgira telle la ballerine sortant de sa boîte et tu danseras sur la musique du souvenir. Tu n’auras plus peur, le courage te donnera des ailes. Que tu le veuilles ou non, tu te mettras en route. Tu marcheras, car ce pèlerinage ne se conçoit que lent et dur. Affrontant la pluie et le vent, les rudes pentes et les sentiers caillouteux, le silence des campagnes et le vacarme tonitruant des villes, tu marcheras appuyé sur ton bâton, le vieux bâton qui te soutenait à l’époque de ton forfait. Tu coucheras sous des arbres, ou dans les étables, chez qui t’acceptera. Tu mangeras peu, tu boiras l’eau de la rivière, ou celle du puits, si on te l’offre. Tu dépouilleras ton corps et ton esprit et tu enseveliras tout ce qui n’est pas toi dans le caveau qui t’attend au bout du chemin.
F.D.
Jocelyne Chaillou-Dubly
Pas
Tu prendras le chemin qui passe devant chez toi, juste comme ça, sans penser ni prévoir, comme si tu partais pour une simple promenade.
Tu marcheras en suivant les courbes et les vallons, seule.
Tu ne te questionneras pas sur le pourquoi ni le comment ni où tu iras.
Tu iras.
Ne pas savoir, ne plus savoir.
Il te faudra sûrement du temps pour réaliser le sens de tes pas.
Tu dérouleras ton tapis rouge jour après semaine sans regarder en arrière.
Tu verras le soleil se lever se coucher se lever se coucher…
Tu suivras son rythme.
Tu deviendras un point lumineux sur l’asphalte noir.
Tu te rappelleras parfois des brides d’un éclat de voix mais tes pas te pousseront plus loin.
Tu sentiras le vent t’apporter des messages fous.
Tu les laisseras passer.
Tu t’arrêteras dans les auberges pour manger et dormir et rêver.
Au petit matin, les lueurs du passé réapparaîtront.
Un vague son lugubre te donnera envie de fuir.
Tu fuiras.
Tu iras droit devant toi.
Tu sentiras le bout du monde quand tu rencontreras la mer.
Tu longeras la plage.
Tes pieds nonchalants joueront avec les galets ronds.
Les embruns caresseront ta peau.
Tu te laisseras caresser par les éléments vifs.
Tu seras à vif.
Tu sangloteras sans savoir pourquoi.
Tu ne sauras pas pourquoi tu sanglotes.
Tu te laisseras prendre par la houle de tes larmes.
Ton corps dansera comme une vague enflammée.
Tu crieras dans le désert bleu.
Tu hurleras dans le désert sable.
Tu offriras à la marée tes vagues sublimes.
A marée basse, tu le sauras
Tu rentreras.
J.F-D.
Claude Couliou
Tu noteras la date.
Ce ne sera pas aujourd’hui.
Ce ne sera pas demain.
Ce ne sera pas après-demain non plus mais…
Tu transpireras.
Machinalement ton pouce droit se fixera sur la veine du poignet gauche.
Tu descendras l’escalier.
Première marche, espoir, deuxième, non, tu sauteras la quatrième en l’enjambant.
C’est du comblanchien crème.
Il pourra être glissant.
Tu croiseras la femme de ménage.
Il sera encore humide.
Ça sentira le produit au pin.
Tu passeras sans la saluer.
Tu déglutiras plusieurs fois.
Tu sortiras à l’air libre.
La porte coupe-feu du hall aura été lourde à pousser.
Tu trépigneras devant le flot de voitures et traverseras en zigzaguant.
Ton sac te paraîtra lourd, lourd comme ton ventre.
Tu le passeras en bandoulière, mains libres.
Tu regarderas en biais, bosse incongrue.
Tu t’engouffreras dans ta Clio, mains moites et doigts engourdis.
Ta tête se posera sur le volant en fermant les yeux.
Tu les rouvriras sur l’image de ton agenda glissé dans le vide poche. Angoisse.
Tu rallumeras ton portable.
Il faudra démarrer.
La pluie. Tu enclencheras tes essuie-glaces. Vrong, vrong.
Tu les suivras des yeux. Hypnose.
Ta vision s’élargira et tu apercevras deux silhouettes qui se donnent la main, une grande et une petite.
Tes narines palpiteront. Odeur de pots d’échappement, détestation.
Tu refermeras rageusement la fenêtre en jurant.
Étonnée du son rauque de ta voix.
Bienfaisance de l’ignorance, étrangeté de ta solitude dans cet espace clos.
Tu sais que tu sauras le 29 novembre à quinze heures.
C.C.
Jacqueline Ardellier
Cette nuit-là, les draps pèseront sur ton corps énervé. L’oreiller froissé aura perdu tout espoir de fraicheur. Tu auras hâte de te lever. Hâte de les retrouver.
A peine l’aube apparue, tu traverseras pieds nus la maison endormie et, dans la cuisine au carrelage frais, tu écouteras ronronner la machine à café. Tu regarderas la mousse fumante couler, lentement, dans la tasse transparente et le liquide crémeux en colorer les parois et la surface d’un velours clair et mordoré.
Puis tu t’éloigneras pour te poster devant la baie qui donne sur le parc. Peu à peu les arbres se détacheront de l’ombre et t’apparaîtront tels des fantômes. Alors tu penseras à eux.
Partis.
Pour toujours.
Tout doucement tu ouvriras la porte de l’armoire. Tu tendras la main vers le cartable. La vieille sacoche au cuir usé. Ce sac fidèle des jours anciens.
La besace sur les genoux, assise sur le divan, tu déferas les cordes qui retiennent, au plus profond des ans, les mystères que tu seras, enfin, prête à délivrer.
Ce matin-là.
Après cette nuit trop chaude.
Une fois libérée, elle exhalera les senteurs tenaces de ses longues années d’abandon et d’oubli.
Tu en sortiras des enveloppes tachées, des papiers jaunis, une écriture mauve et appliquée. Tu liras donc ces lettres aux couleurs du passé. Et tu rebrousseras le chemin du temps.
Celui où tu n’étais pas.
Celui des amours et de la guerre.
J.A.
Crédits photographiques: http://www.sweetmoments.fr/ Lydie Photographie (http://www.unefillederable.com/promenons-bois-mode-danity/)