Écrire à partir de « Ouvre les yeux » de Matteo Righetto

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du roman de l’Italien Matteo Righetto, Ouvre les yeux (La dernière goutte, 2017). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 2 décembre à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« Voici ce qui arrivera un après-midi de juin. Le temps, brusquement, se sera refroidi. Un orage obscurcira le ciel. La pluie battante semblera vouloir tout nettoyer.

Tu te mettras à la fenêtre du salon et tu te demanderas si la pluie souffre en accablant le monde et porta Venezia. Ce quartier de Milan t’apparaîtra comme la pièce manquante d’un puzzle que tu ne pourras jamais terminer.

Tu te retourneras et tu remarqueras qu’Anna, appuyée au chambranle de la porte, est en train de t’observer, Dieu sait depuis quand. Un regard de compassion, selon toi.

Elle restera plantée là. Vos regards se croiseront et tu ressentiras le besoin de tourner les yeux vers la pluie.

—Tu veux un thé ?

Elle te posera la question lentement, à voix basse, comme si le temps qui passe n’avait pas d’importance ; comme si, alors, en dehors de toi, plus rien ne comptait.

Et lorsqu’elle te tendra, quelques minutes plus tard, une tasse remplie de thé noir, tu te diras que les mots appellent des actes, préparent notre âme, disposent tout naturellement à la tendresse.

Tu iras dans la chambre, ta tasse fumante à la main. L’air absorbé, tu regarderas fixement quelques minutes ton vieux sac à dos ouvert sur le lit. Tu siroteras lentement ce thé plus sombre que l’orage puis tu poseras la tasse sur la commode et tu poursuivras ce que tu avais commencé, avec le bruit incessant de la pluie dans les oreilles, ou peut-être de la grêle sur le toit. Tu ne mettras dans ton sac que le strict nécessaire. Deux tenues de rechange, des vêtements adaptés, des chaussures de trek, une gourde, un bob, des pansements. Et un plaid en polaire, on ne sait jamais.

Tout cela aura un air de déjà-vu.

Tu soulèveras ton sac et tu le mettras sur tes épaules. Il te semblera bien lourd.

Tu le poseras par terre, à côté du lit, et tu le regarderas comme on regarde un compagnon fidèle.

Tu te diras que les voyages sont les voyageurs.

Et à ce moment-là tu te rendras compte qu’Anna te regarde encore.

Avec toujours autant de tendresse. »

Proposition d’écriture

Au-delà de ce que narre le premier chapitre —un homme s’en va, vers la montagne, avec l’accord de sa compagne—, le narrateur de ce récit s’adresse à lui-même, à la deuxième personne du singulier et surtout, plus curieusement, au futur.

De quoi est-il question ? Après des années d’amour, puis de conflits, Luigi (le narrateur) et Francesca vivent toujours à Milan, mais ils ne sont plus ensemble. Luigi vit avec Anna, Francesca avec Franco. Pourtant, Luigi et Francesca vont prendre la route ensemble. Ils passent Brescia, puis le lac de Garde et remontent plein nord vers Bolzano et la petite station de montagne de Nova Levante. Nous comprenons peu à peu que ce projet de randonnée en montagne, raconté au futur, a la valeur d’un exorcisme.

Luigi et Francesca, en effet, ont eu un fils, Giulio, qui ne s’est jamais remis de leur séparation. Après un accident de moto, à l’occasion d’une visite qui lui permet de revoir ses parents ensemble pour la première fois depuis de longues années, il leur a confié à quel point ils lui manquent : « Combien me manque tout ce que l’on faisait ensemble, les souvenirs, les éclats de rire… Quand on s’attendait pour dîner… Les vacances… Les ballades en montagne. Vous vous souvenez de la dernière fois où nous avons été heureux tous les trois ensemble ? Je suis sûr que vous avez oublié » (p.87).

Cette dernière fois où ils ont été heureux tous les trois, c’était en montagne, quand Giulio avait douze ans et qu’ils avaient gravi ensemble le sommet du Latemar, dans les Dolomites. C’est ce que les deux parents veulent refaire, seuls, un an après le décès de Giulio, qui a fait basculer leurs vies. Il s’agit à la fois d’un voyage dans le temps et d’une tentative de marche vers l’apaisement : d’une tentative d’exorcisme.

L’exorcisme relève du rituel. Nous connaissons tous ces actes minuscules, quasi-magiques, dont nous sommes les acteurs au jour le jour. Croiser les doigts. Toucher du bois. Toutes ces petites superstitions dont nous avons besoin. Tous ces actes reproduits avec régularité qui organisent la vie de chacun, pas seulement la vie religieuse : chacun de nous transporte son petit autel intérieur, accomplit ses cérémonies intimes. L’enfant a besoin de toucher l’oreille de son doudou avant de s’endormir ; l’adulte choisit avec soin ses vêtements avant un rendez-vous important ; l’écrivain a besoin chaque matin de ranger son bureau d’une certaine façon, de faire certains gestes ou de passer par certaines opérations avant d’écrire … La formule du rituel serait en somme : « Pour que (la page d’écriture, ou le rendez-vous, ou la journée) soit réussie, il faut que… »

Le roman de Matteo Righetto va plus loin : l’exorcisme cherche aussi à réparer quelque chose, à se réconcilier avec soi-même. Ouvre les yeux est tramé à la fois par le passé, celui de la vie commune de Luigi et Francesca, qui se sont rencontrés alors qu’ils avaient 27 et 23 ans (et qui en ont maintenant vingt de plus), et par le futur, celui de la marche vers laquelle ils se dirigent. Parmi les 55 courts chapitres que compte le roman, 11 sont au présent : ils nomment le temps de la souffrance liée à la mort de Giulio et à ce qui se passe sur la montagne entre les deux parents ; 23 au passé, pour narrer le temps long de la vie du couple ; et 21 au futur, c’est-à-dire tournés vers le projet d’ascension (vers l’exorcisme). Il s’agit, en refaisant l’ascension, de communiquer de nouveau avec le bonheur passé et d’effacer la souffrance de Giulio, en montrant que non, ils n’ont pas oublié, d’ailleurs ils n’ont rien oublié. L’exorcisme est donc une sorte de scénario, qu’il faut réaliser d’une certaine façon pour qu’il soit efficace. C’est de la magie, mais blanche, comme l’écriture : celle qui vous fait du bien.

Je vous propose de retrouver ou d’imaginer des circonstances, où vous —votre narrateur— pourriez avoir été amené, ou être amené, à faire quelque chose de cet ordre. Il peut s’agir d’un voyage, refait sur les traces de quelque chose ou de quelqu’un, comme l’écrivaine Tezler Özlü voyageant sur les traces de Kafka, de Svevo et de Pavese pour exorciser sa propre détresse. Il peut s’agir de tout autre chose : d’une rencontre qu’on a eu besoin de faire ; de quelque chose qu’on a eu besoin d’écrire, ou de dire. Il peut s’agir de quelque chose d’officiel, sur un registre religieux ou laïque : on fait des prières pour exorciser une mauvaise action, on se lave de telle ou telle façon, notamment dans la religion shintoïste, pour se  purifier de quelque chose, on refait telle promenade pour mieux communiquer avec un absent ou un mort ; ou bien de quelque chose de secret.

La dimension d’exorcisme n’est peut-être pas évidente, il se peut même que vous revienne tout simplement… un projet, sans que sa valeur soit claire.

Ce n’est pas grave.

Ne vous posez pas trop de questions.

Faites confiance au souvenir involontaire.

L’écriture vous dira de quoi il est question.

Essayez simplement de retrouver un instant où vous avez conçu le projet d’une action de ce genre, ou à quoi en tout cas vous fait penser mon petit discours.

Et racontez le projet. Au futur, évidemment.

Vous n’avez rien à dire des raisons de l’exorcisme. Rien à expliciter, rien à justifier. Ce qui est très beau, quand on lit Ouvre les yeux, c’est la mise en suspens : le fait qu’il faut lire entièrement le roman pour comprendre les différentes dimensions du scénario mis en place dès le premier chapitre. Ce qui pousse le narrateur à l’exorcisme relève donc de son secret.

Envoyez-nous le résultat (en 1 500 signes au maximum).

Lecture

Ouvre les yeux est remarquable par la densité de son écriture : pas un mot de trop, seulement ceux qui conduisent le lecteur au cœur de l’émotion.

Matteo Righetto est italien, né à Padoue le  29 juin 1972, ayant fait des études de lettres à Padoue et vivant à Padoue. Ses deux premiers romans s’inscrivent dans la traduction d’une littérature divertissante et rythmée, à la croisée du roman noir américain et de la farce, ou de la « pulp fiction » façon Tarantino, avec quelque chose qui rappellerait le cinéma des frères Coen. Bacchiglione Blues (La dernière goutte, 2015), le premier, raconte l’histoire de trois bras cassés issus de la campagne  padano-vénitienne : ils imaginent d’enlever la femme d’un riche industriel pour obtenir une rançon, un plan qui évidemment ne se déroulera pas sans de sérieux accrocs au scénario. En voici le premier paragraphe : « À ce stade, ce n’était plus une question d’argent, mais de principe. Une question de justice, si on veut, de droiture, en admettant que ce mot eût un sens pour lui. / Le travail qu’on lui avait demandé plus d’un an auparavant, il l’avait exécuté sur-le-champ, sans broncher, et dans les règles de l’art. Jusque dans les moindres détails. / Cependant, et c’était bien là le problème, il n’avait jamais perçu la somme convenue, pas même un centime, raison pour laquelle il avait fini par décider d’aller la récupérer en personne, une bonne fois pour toutes, sans préavis inutiles, détours hypocrites ou manières ridicules. / Ce soir-là, il monta donc dans sa Fiat Bravo blanche tunée du coffre au capot, avec vitres teintées, masques de phares, ailes et aileron à l’arrière. Déterminé, il prit la direction de Gorgo ou plutôt de la campagne entourant ce minuscule hameau, car c’était là que vivait Tito Pasquato, son débiteur, au fin fond de la plaine du Pô, qui ressemble tant à la Louisiane.  Pour être plus précis, il habitait dans une ferme rénovée éloignée de tout, y compris de l’œil de Dieu, noyée parmi les étendues de betteraves, de soja, de brume et rien d’autre, à part l’amère conscience d’être dans le trou du cul du monde. Une ferme aussi bien cachée qu’une étoile en plein jour (…) »

Le deuxième roman, Savana Padana (La dernière goutte, 2017), se passe encore dans une bourgade perdue au milieu de la campagne, mais connaissant une concentration remarquable de truands à la gâchette facile, Italiens, Chinois ou Gitans se partageant le territoire et les trafics. Un jour, des Gitans fraîchement débarqués cambriolent la demeure d’Ettore Bisato et lui volent, surtout, sa statue de saint Antoine. Mauvaise idée, puisque le surnom d’Ettore Bisato est… la Bête.

On voit qu’Ouvre les yeux marque une inflexion forte dans la manière de l’auteur. L’écriture oublie la face picaresque, ou farcesque, de la narration, pour se concentrer sur l’autre face, purement émotive. Avec la même brièveté, la même économie de moyens.

A.A.

Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais. Il est le directeur pédagogique d’Aleph-Écriture, qu’il a pris l’initiative de créer en 1985. Il vit désormais à La Rochelle, où il conduit divers ateliers d’écriture, notamment les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » et un cycle consacré au Roman.

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