Vos textes à partir du roman d’Erri de Luca « Le tour de l’oie » (1/2)

Il y a quinze jours, Laurence Faure vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage d’Erri de Luca « Le Tour de l’oie » (Gallimard, février 2019). Parmi tous les textes reçus, nous en avons ces sélectionné 8, publiés en deux posts. Un grand merci à tous de votre belle participation!

J. Maurisse

C’est un soir sans rencontre, un autre soir de pitoyable face à face avec moi-même. Un soir de manque, un trop plein de solitude. Je finis ma nuit dans ce bar sale, devant un long miroir piqué qui fige le décor. Tel un objet oublié. Inutile. Les vapeurs d’alcool dansent, ombres folles de mon chagrin. Les murs m’écrasent et m’étranglent.

Entre les taches noires du vieux tain, ton visage apparaît, en suspens. À demi-effacé. Un reproche. Aujourd’hui encore tu m’as suivi. Nous voilà les yeux dans les yeux. Tes yeux, les miens… je les ai souvent confondus.

Je t’avais choisi, enfant, pour parler à quelqu’un : un frère, c’est pour être là, toujours, pour rire ensemble, pour se ressembler, un peu. Se protéger, sans doute.

Puis tu t’es incrusté dans ma tête. Je te parle, toujours. Tu me parles, parfois. Tu me défies, tu me hantes, et chaque jour ma détresse grandit.

Cette nuit… un espoir ?

Portons un toast, alors, avant que le café ne ferme.

À toi, qui n’as pas grandi, prisonnier des brumes de mon enfance.

À moi, chien boiteux sans collier, sans attache. Car c’est bien moi qui te suis, servile, penaud, prêt à ramasser la moindre miette.

À nous, inséparables fantômes. Depuis ce premier jour, à l’école, où l’on s’est moqué de moi. Ma première humiliation. L’enfer. Un jour d’exil, comme ce soir. J’avais besoin d’un frère. L’un marcherait dans les pas de l’autre, en retrait, pour mieux l’admirer, mais tout près, pour garder ta main dans la mienne.

On s’était promis de ne jamais se quitter.

J. M.

Katell Salazar

Un soir sans lune

C’est un soir sans lune. Je descends sur la plage, guidée par le bruit des vagues. A tâtons, je cherche un rocher confortable et débouche un Château Pétrus 1989. Une étoile lointaine jette son reflet dans la mer. J’ai prévu deux verres pour partager mes 30 ans avec toi. Je t’ai rêvé astronaute, dompteur de lions, chef d’orchestre en perpétuelle tournée internationale. Ce soir, ton navire en partance pour une expédition polaire s’est échoué sur les récifs de Roscoff.

– Portons un toast à tes épaules solides sur lesquelles j’ai toujours rêvé de grimper quand mes jambes de petites filles ne voulaient plus avancer.

– Il est bon ce vin, tu ne trouves pas ? J’aurais adoré que tu me le fasses découvrir.

– Allez, pas d’aigreur, pas ce soir. Viens trinquer à l’explosion de joie qui certainement aurait envahi ta poitrine quand je suis sortie du ventre de Maman. Si ton cœur n’avait pas sombré, avant.

– Ho, et puis je lève mon verre au plus beau jour ! Quand tu m’as accompagnée à l’école. Tu te souviens ? Mon entrée en CP. Comme j’étais fière de débarquer dans la cour en tenant le plus beau Papa par la main. Je pouvais enfin leur montrer, à tous ces petits morveux, que je n’étais pas menteuse. Tu étais là, entre un vol spatial et un safari à dos d’éléphant, mais tu étais bien là !… Pareil à cette étoile, tu t’allumes et t’éteins, au rythme de la vague qui caresse mes pieds à chacun de ses voyages.

-Tchin, Papa !

K.S.

Véronique Hirbec

C’est un soir sans espoir. Un soir où les couleurs de la vie se fondent dans le gris. Tu es là sans être à toi-même, ne sachant plus qui tu es, ni ce que tu veux. Le vide t’a gagnée au fil de la journée, insidieusement, créant une béance qui te noue la gorge. Comme une poule qui boit, tu renverses la tête en arrière, espérant du ciel je ne sais quel salut. Tu plonges ton regard dans le miroir face à toi, et tu découvres dans les yeux qui scrutent ton visage une autre que toi et la même. C’est le regard d’une toute jeune fille que tu reconnais. Le regard vert, un peu triste malgré un sourire qui éclaire les joues hautes et le teint clair. Tu te sers un verre de vin.

Portons un toast aux promesses de la vie qui s’ouvrent devant cette jeune fille malgré les peurs qui la traversent. Tu bois aussi à son innocence. Enfin, tu te rappelles. La lumière du matin avait basculé dans l’automne. Cartable en mains tu venais de quitter la voiture de ton père devant le lycée. La seconde t’ouvrait les bras et tu avançais le cœur un peu serré de laisser derrière toi tes shorts, tes sandales et l’insouciance des vacances. Tu heurtas un caillou qui vint toucher le mollet de la fille devant toi. Tu ne connaissais pas les yeux noirs qui se retournèrent, ni ce visage à l’assurance de celles qui savent déjà ce qu’elles veulent. Elle te sourit. La vague d’une émotion nouvelle te submergea et fit frémir quelque chose dans ton ventre et tu lui souris en retour. Vous étiez deux désormais.

V.H.

Anne-Cécile Charenton

C’est un soir sans chanson, je ne sais ce qui l’a fait taire, le vent étouffe les voix chantant à tue tête. Le tableau du Bon Gros Marin est accroché sur le mur de l’escalier, je passe devant sans le regarder.

Portons un toast au destin qui a accompli quelques voyages pour poser ces tableaux dans nos vies.
Je bois à la chance, à toi que j’aurais pu ne jamais rencontrer.

La troisième gorgée revient au 14 juillet 1995. Je n’ai vu que la scène, deux yeux verts, deux tatouages : un soleil et un fil barbelé sur chaque bras. J’étais loin. Quatre minutes, le temps d’une chanson. Un rendez-vous : on achète un billet  pour repartir dans l’autre sens. Minuit, la chaleur estivale, c’est la fête.

Et puis, un premier jour d’été, il m’attendait au milieu du hall de la gare. Vingt ans défilent. Ses yeux m’ont reconnue, l’étreinte évidente, idiote assise comme ça à côté de lui, sa voiture sentait la cigarette. Trop près, assis en terrasse de café, conquérant, ôtant le soi-disant insecte collé sur ma joue. Trop près, j’ai du mal à réaliser. Dans mes yeux, brûle l’or des blés à travers les vitres, il me ramène au train. Je fixe le soleil, le fil barbelé fait le tour de son biceps, la salamandre tatouée entre temps sur son avant-bras droit. Il dit j’ai passé une très belle journée, ses yeux sourient, répètent deux fois la déclaration. Je vois le 14 juillet 1995, je sors, assoupie de chaleur, il est sorti plus vite, je suis plaquée contre lui comme le tableau plaqué au mur.

A.C.C.