Vos textes à partir du roman d’Erri de Luca « Le Tour de l’oie » (2/2)

Il y a quinze jours, Laurence Faure vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage d’Erri de Luca « Le Tour de l’oie » (Gallimard, février 2019). Parmi tous les textes reçus, nous avons ces sélectionné ces 8 textes, publiés en deux posts. Merci à tous de votre belle participation !

André Joulaines

C’est un soir sans musique. Je suis nu de l’âme. Dehors, la bise est coupante. Les lignes de mon livre dansent sans conviction leur nonsense song. Je somnole dans ma cuisine, la tête sur mes mains, un verre posé devant moi.

Portons un toast aux femmes qui m’ont aimé à travers les années, me préservant ainsi d’en boire la lie.

Je lève mon verre à ta santé, toi, l’ami que je n’ai pas connu. A tous les instants où ton épaule m’a manqué quand je ne pouvais plus poser ma tête sur le ventre rond d’une cruelle évaporée.

Je bois à cette première fois, parce qu’il faut se souvenir aussi de l’horreur. Mon premier mort. Ce frère qui part tôt, seul, perdu, hagard, souffrant, grelottant, sombre, sombrant. Ce corps étendu là dans ce funérarium gris et feutré où tout est propre et sale. Je t’aurais aimé là alors pour que tu boives, de ton silence d’homme fort, mes larmes d’homme triste. Tu aurais reçu mes poings rageurs sur ton torse avant de me serrer dans tes bras. Tu te serais tourné avec moi vers le corps désormais serein de celui qui aurait été ton presque frère aussi. Tu aurais pensé à la douleur de mes parents en voyant la trace violacée laissée par la ceinture sur son cou. Tu aurais su réconforter mon père silencieux, digne, mais effaré et détruit au milieu de ce commissariat. Tu aurais écouté les hurlements de chagrin de ma mère. Je t’aurais lu, à toi seulement, mes pauvres mots d’adieu brûlés avec le cercueil. J’aurais tant aimé que tu existes mon ami pour m’aider à porter ma peine.

A.J.

Véronique Hallo

C’est un soir sans paix, un de ces soirs où l’énergie dispersée vers toutes les menues activités du quotidien ne laisse pas place à une bonne fatigue propice au sommeil mais à l’agitation de mes fidèles tourments. Tu es là, parmi eux, évidemment. C’est toi qui me fais quitter le lit et rejoindre la bouteille. Une bouteille comme celle, une de celles qu’on aurait descendues, tous les deux dans cet appartement partagé pour rendre nos années étudiantes moins solitaires.

Portons un toast de crémaillère à ce petit appartement de cette grande ville, lieu que tu n’as pas connu, toi le nouveau bachelier. Tu n’as pas arraché la bande de papier avec le numéro de téléphone de mes parents qui souhaitaient bien plus que moi cette colocation, tu n’as pas encombré le séjour, vidé le frigo, et encore moins partagé mes rires jusqu’à en faire trembler le parquet.

Je bois aussi au souvenir du sourire de la jeune voisine dont nous nous serions disputé les faveurs mais qui ne m’a pas remarqué, l’émulation ne m’a pas donné les ailes qu’il m’aurait fallu porter pour oser l’aborder.

Enfin je lève ma coupe au regret de nos années d’insouciance mêlé d’une joie profonde à te voir jeune marié quand moi je reste désespérément seul.

V.H.

Christiane Leydet

Réverbération

C’est un soir sans étoiles, sous l’auvent déchiré, il est minuit peut-être. Je reste là, appuyée contre la nuit, à fumer. Je t’attends. Il y a longtemps que je t’espère. Mais te voilà, qui traverse le bouquet de saules, forme qui me ressemble, à peine un peu penchée, mais de loin, n’est-ce pas. Tu es à présent si légère, tu sembles flotter, tes pas sont hésitants comme s’ils cherchaient encore le chemin, et pourtant c’est vers moi que tu viens, indiscutablement. La fumée t’enveloppe un instant. Il y a longtemps, sais-tu, que je t’invente. Portons un toast, aux souvenirs absents qui s’élèvent entre nous comme une montagne de verre – ils ne m’empêchent pas ce soir de t’accueillir ; buvons aussi à la folle espérance, mon exigeante et vorace compagne – j’y renonce volontiers, puisqu’elle te ramène vers moi. L’été de mes quinze ans, sur le port, le cliquetis des filins en acier, comme un signal, emplissait la nuit d’un doux et lancinant carillon. Allongée, je contemplais la nuit et j’attendais, à l’affût, que tombent les étoiles. À minuit, peut-être, le fol essaim des météores apparut ; il en pleuvait tant, et tous m’embrasaient. Ce fut l’heure des vœux en chapelet, des naissants désirs jetés vers le ciel comme sur une toile immense. La nuit devenait la vie – et ma vie, ce soir-là, tandis que, follement, je vivais mille existences en chevauchant des débris de comètes, la vie – ma vie, devint mienne, je crois, à la faveur d’un malentendu lumineux.

C.L.

Virginie Legrand

C’est un soir sans Lui. Elle attend ce moment avec impatience, guettant la montée des coefficients sur le calendrier des marées. Elle se recroqueville dans le fauteuil de la véranda, face à la mer, jambes repliées sur son ventre meurtri, retire ses lunettes qui masquent l’indicible. Elle voudrait se démaquiller, enlever ce fard noir tirant sur le bleu selon les jours, indélébile.

Ça moutonne au large. Un courant d’air iodé, Il arrive: l’Autre, celui qui sait l’aimer, son aimant comme un baume sur ses plaies. Le flou initial de son visage s’estompe et laisse entrevoir des yeux océaniques dans lesquels elle peut plonger sans se noyer. Ses doigts effilés comme des rets sur ses poignets la prennent, l’enlèvent. D’habitude, l’Autre ne fait que passer, un batelier dans son horizon. Ce soir, il l’emmène dans ce vieux troquet humide proche de la maison. Elle a envie de danser. Elle hèle le serveur, un verre d’Entre-deux-mers s’il vous plait.

Elle se lève sous le regard médusé des marins du port. « Portons un toast à la Lune qui orchestre les marées et qui a emporté loin de moi ce soir mon mari pêcheur. Un deuxième au vent qui t’amène à moi parfois, toi, l’Autre, en son absence, comme un rempart à sa violence. Un troisième au souvenir de ces vers de Baudelaire qui nous ont réunis dans cette parenthèse un soir d’ivresse. « Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis? »

V.L.

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