Vos textes à partir de « Un monde à portée de main » de Maylis de Kerangal (2/2)

Il y a 15 jours, Sylvette Labat vous a proposé d’écrire à partir du roman de Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main (Verticales, 2018).

Parmi les textes reçus, nous en avons sélectionné 8 !Nous vous souhaitons une belle année 2019 !

Loïc Reverdy

Il est 22h30. On n’entend que le bruit des rotatives et je vois à leur sortie le convoyeur qui charrie les journaux. Ils arrivent à plat sur le tapis, une butée les fait se redresser et ils viennent se plaquer debout les uns contre les autres en fin de chaîne. 

– C’est là que tu les prends, avant que ça tombe au bout. Une brassée de cinquante. Tu la déposes dans la trieuse, après l’avoir remuée. Il faut de l’air, sinon ça bourre.

Je regarde la taille de mes mains et je me demande comment ça va pouvoir tenir. Lui manipule ça comme un jeu de cartes. 

– À toi.

Je compte à la louche la cinquantaine, j’ouvre mes mains comme des mâchoires et je serre, mais ça tient à peine, ça dérape et les quotidiens s’étalent par terre.

– Pas grave. Recommence. 

J’en prends moins, ça passe. Mais ça s’accumule derrière, la ligne dégorge les journaux en continu. Mes paumes deviennent moites.

– Tu perds du temps. La machine va pas t’attendre. Fais comme ça.

Comme ça, c’est dans le même geste saisir la liasse, puis l’aérer comme un accordéon s’étire et la rabattre pour obtenir une pile parfaite, qu’on va glisser dans l’ensacheuse.

– Tu vas y arriver.

Le matin de la première nuit, je ne peux plus fermer ces mains, noircies par l’encre et dont chacun des muscles, tendons et nerfs refuse d’obéir au moment de dévisser le socle de la cafetière italienne. Je renonce au café et je trempe mes mains dans l’eau chaude. Douze heures devant moi pour les récupérer. Mais ouvrier à l’imprimerie, je vais enfin en être !

LR

Hélène Mazier

Sur la chaîne

D’abord il y a les poignées de mains, franches, vigoureuses. Nous nous saluons ainsi tous les jours, hommes comme femmes. J’aime bien cette simplicité dans les rapports. Ensuite, il y a le café brûlant qu’on avale à la hâte en enfilant sa veste de travail avant de rejoindre son poste. Il est cinq heures du matin. Mes collègues pour trois semaines me demandent comment ça va, si je n’ai pas trop de courbatures. Je viens du siège, c’est mon stage ouvrier.

La sonnerie retentit, fini les bavardages. Je me concentre sur la tâche qui m’a été allouée : retirer les bielles des palettes et les placer sur la chaîne, deux par deux en quinconce. Quatre en tout avant de presser le bouton pour actionner le système qui les fera avancer jusqu’à la prochaine station où elles seront montées sur le moteur. Puis recommencer. Déjà trois jours et mes mouvements sont plus précis. Mes bras me font encore un peu mal. C’est lourd un kilo de fonte dans chaque main, à force. Sous l’effort je sens les muscles de mes épaules se contracter. Ma nuque se raidit, une barre de fer relie ma tête à mes épaules. Mon squelette est en métal. Nous nous affairons autour de la ligne comme autant de bras articulés, automates œuvrant sur le mécano géant de l’industrie automobile. Tous solidaires.

HM

Julie Chansel

La cure

L’invitation est faite au groupe. Je ressens de l’excitation et de la peur. Je cherche déjà une échappatoire, mais ça m’est difficile de refuser, de dire : « J’ai trop de boulot en ce moment. » Ou : « Mon amoureux et moi avons prévu de partir en voyage. » Ma thérapeute n’impose rien bien sûr. C’est à chacune et chacun – il y a deux garçons – de prendre sa décision. Mais ses propositions sont des injonctions silencieuses. Elle pense que le travail et le couple sont des attachements qui nous aveuglent sur notre réalité intérieure.

Ma thérapie commencée il y a un an – une séance en individuel et une soirée en groupe chaque semaine assortis d’une week-end collectif mensuel – devrait m’émanciper mais ma thérapeute m’impressionne de plus en plus. Je lui prête des pouvoirs surnaturels. Je l’imagine capable de deviner rien qu’en me regardant les excuses que je pourrais verbaliser pour ne pas participer à la « cure de désintoxication ».

Je ne veux pas la décevoir.

L’idée de passer dix jours sous tente, en pleine nature, coupée du monde, sans téléphone ni livre, sans sucreries, sans alcool ni cigarette, avec mes sœurs et frères en addictions en tout genre me semble infernale. Refuser d’y aller pour échapper à l’effet-miroir est un symptôme de ma pathologie.  Y participer fait partie du « processus de purification ». Je commence à trop réfléchir. Je panique. Je veux guérir. Je vais signer, débourser 1 000 euros et m’engager dans cette étape majeure sur le chemin de ma libération.

JC

Mathilde Guyard

Les talons sont difficiles à porter. Huit centimètres et demi, ce n’est pas rien quand on a jamais pu supporter que des chaussures plates. Ses métatarses sont rapidement en bouilli, parfois elle pense mourir des pieds. Les gens rient quand elle en parle. C’est vrai. Après les cours, les bals, elle les sent pulser dans son lit alors qu’elle peine à trouver le sommeil.

Elle ne lâche pas. Les chaussures, véritables bijoux de pieds, aident à trouver la posture. Maintenir son axe. S’ancrer profondément dans le sol. S’agrandir vers le ciel. Rester légère, fluide, chercher dans le parquet l’énergie de chaque pas, de chaque pivot, dans ses appuis l’autonomie de son équilibre. Être toujours connecté au partenaire. En arrière en avant, en même temps. Allier les contraires. Ses pas reculent, mais l’intention est de nourrir l’abbrazzo, de traverser le danseur. Ne jamais anticiper. Les surprises regorgent, il faut savoir les interpréter.

Petit à petit ces instructions s’installent en elle. L’énergie du tango, la fusion des abbrazzos, la conversation des corps l’épuisent et la grisent en même temps. La magie opère : un couple et quatre jambes dessinent la musique de leurs pieds, entrelacs de notes piquées, veloutées.

Rien n’est pourtant achevé. Tant de choses encore à apprendre, à travailler. Cette perspective l’enchante. L’univers des tangueros est vaste. Il ne se conquiert pas : il s’habite, s’écoute, se danse. Véritable monde parallèle, il ne la quittera plus.

MG

Partager