Vos textes à partir d’Alessandro Baricco par Christine Gastaldo

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Crédits photographiques: DR

En réponse à la consigne d’écriture de Sylvie Néron-Bancel (ici) à partir d’Alessandro Baricco « Mr Gwyn » (Galimard, 2014), voici le texte de Christine Gastaldo.

Comment lui dire adieu?

Ils arrivent presque en même temps, entrent dans le restaurant déjà bondé et s’installent au fond de la salle, près de la fenêtre. Les voilà donc face à face, pour une rapide pause déjeuner arrachée à deux emplois du temps surchargés. Mais peu importe. Il est là et elle a décidé de lui parler avant que les préparatifs précipités d’une récente mutation ne l’accaparent. Elle veut, elle voudrait, elle va lui dire enfin, le bonheur infini de travailler avec lui, l’éblouissement chaque fois qu’il passe la tête à la porte de son bureau, le frisson lorsqu’ensemble, ils analysent les résultats de la semaine.

«  Et ta mère ? Elle va mieux ? »

Le soleil tape sur la vitre. Elle se dit qu’elle est en train de devenir écarlate. Rouge passion version rouge de honte. Elle sourit.

Elle veut qu’il sache l’émotion indicible qu’elle éprouve à l’entendre parler ou rire, un rire qui fuse puis qui dégringole en joyeuses cascatelles ou la tendresse à anticiper ses maladresses, ses demandes toujours étrangement formulées et tant d’autres sources de ravissement.

« La même chose pour moi ! 

Parce qu’elle sait tout de lui, sa fausse décontraction, son besoin de reconnaissance, son intelligence décalée, les modulations imperceptibles de sa voix. Alors, aujourd’hui elle doit lui avouer ce qu’elle éprouve.

«  Et tes sœurs ? »

Les pâtes aux truffes servies dans un grand bol blanc fument. Le brouhaha, le cliquetis des couverts, le chuintement de la machine à café, les apostrophes des serveurs forment une sorte de gangue sonore, comme le bruit des vagues dans le coquillage collée à l’oreille de l’enfant. Et cette chaleur sèche qui lui ôte toute énergie. Et sa main posée là, sur la nappe à carreaux rouge et blanc, une petite tâche d’encre bleue sur cette main si proche qui triture une boulette de pain, qui un jour s’est attardée quelques secondes de trop sur la sienne juste avant que le téléphone ne vienne rappeler l’urgence d’une situation ordinaire.

« Non, pas de dessert, merci ! »

Elle voudrait formuler cette chose grisante qui l’enivre, qui l’euphorise, qui l’étouffe aussi.

Les pâtes sont froides. Les voisins de table se lèvent prestement. Le service est trop long. Il paye l’addition. Ils sont maintenant sur le trottoir.

Alors, enfin, parce qu’il sera bientôt trop tard, elle s’enhardit : elle pose le bord de l’index droit de sa main droite sur sa joue gauche, et remonte doucement vers la tempe : un tendre ersatz de caresse.

« Prends bien soin de toi surtout !

Elle tripote le porte couteau , le fait rouler entre ses doigts.

Christine Gastaldo

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