Écrire à partir de « La beauté des jours » de Claudie Gallay

Vous avez été très nombreux cette année à répondre à nos propositions d’écriture tous les 15 jours. Vos textes ont enchantés l’Inventoire, et largement contribué à en faire un lieu d’échange sur l’écriture, vivant et passionné, en inventant ces formes courtes de 1500 signes. À tous merci!

Mais c’est bientôt les vacances, et voici cette semaine, une dernière proposition d’écriture avant de vous retrouver en septembre. Emmanuelle Pavon Dufaure vous propose ainsi d’écrire à partir de La beauté des jours,  de Claudie Gallay (Actes Sud, 2017). Quelle meilleure façon pour préparer l’été que de revenir sur ce qui nous fait rêver ?

Vous pouvez nous envoyer vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 16 juillet à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com

La beauté des jours

Extrait

Le gardien lui a fait un signe, c’était à son tour. Jeanne est entrée dans la salle.

Elle était là, debout, vêtue de noir. Pas aussi grande que Jeanne l’avait imaginée. Peut-être pas si belle.

Mais elle la regardait.

Jeanne s’est approchée. Parce que le gardien lui avait dit cela avant qu’elle entre, qu’elle devait s’approcher, ne pas parler. S’approcher seulement, et se laisser embrasser.

Ouvrir ses bras. C’est un geste simple. Le plus simple. Les bras ouverts. Abramovic a ouvert les siens, et il a semblé à Jeanne qu’elle était la première, la seule qu’Abramovic accueillait comme cela, qu’il n’y avait eu personne d’autre avant, nulle femme bouleversée, nul jeune garçon, et qu’il n’en viendrait aucune autre après. Abramovic était dans l’instant.

Dans cette salle.

Dans le présent de cette salle.

Jeanne a senti sa chaleur avant qu’elle la touche. À quelques centimètres elle était. Presque dans les bras ouverts.

Jeanne a dit, Je vous connais.

Abramovic a dit, Je vous connais aussi.

Elle a refermé ses bras.

Les yeux de Jeanne se sont brusquement emplis de larmes. Elle a respiré comme Abramovic. Contre elle. Dans le même mouvement. Elle a pris un peu de son air en elle. L’a gardé.

Abramovic l’a serrée plus fort.

Et Jeanne s’est sentie aimée.

Pas autant qu’elle l’aurait voulu, mais aimée cependant. Comme si l’étreinte avait touché, rassuré, la petite fille inconsolable qu’il y avait à l’intérieur d’elle, cette petite fille émerveillée qui n’avait cessé d’avoir peur et de trembler.

L’étreinte l’avait enfin réparée. Apaisée.

 

Proposition d’écriture

Dans l’extrait ci-dessus, le personnage principal, Jeanne, rencontre dans un musée l’artiste serbe performeuse Marina Abramovic.

L’histoire de La beauté des jours est simple, en apparence. Jeanne travaille à la poste, est mariée à Rémy, a deux jumelles, une copine dénommée Suzanne et un beau jardin fleuri. Elle attend chaque jour que passe le train de 18 h 01, qu’elle regarde passer mais qu’elle ne prend jamais. Ce quotidien n’a rien de stupéfiant, en apparence. Mais en creux, dans l’ombre, Jeanne entretient une passion dévorante pour l’artiste serbe Marina Abramovic. Le personnage, qui existe réellement, est célèbre dans l’univers de l’art contemporain en raison de quelques performances musclées et provocatrices qui incluent la flagellation de son propre corps, ainsi que sa congélation, sans oublier sa lacération. Jeanne la tranquille est véritablement éprise de la personnalité et du travail de l’artiste, qu’elle associe très intimement à sa vie. Avant d’enfourner par exemple un plat de lasagnes – cinquante minutes à thermostat 8 -, elle recopie une citation de l’artiste dans son carnet et lui livre surtout  les petits riens de son existence (plus de 16 lettres dans le roman).  Comme Jeanne le confie à son amie Suzanne : « J’ai eu peur de tout, tout le temps. J’ai toujours tout pris au sérieux, mon mariage, la maison, les filles. Tu vois bien comme je suis ! J’ai des filtres. Abramovic m’aide à me sentir plus légère ».

Et vous ? Est-ce qu’il y a un artiste qui vous donne ou vous a donné des ailes à certains moments de votre existence ? C’est en sa compagnie que votre écriture va maintenant prendre son envol…

Comme dans l’extrait ci-dessus, vous (ou plutôt votre narrateur) allez rencontrer cet artiste célèbre (chanteur, écrivain, peintre… encore vivant ou bien défunt), qui le fascine à un point tel qu’il pourrait devenir son âme sœur épistolaire.

Racontez la scène, en la rendant la plus vivante possible, comme au théâtre, avec une dramatique précise qui comprendra trois temps forts :

Premier temps 

Le narrateur s’avance : dans quel lieu, quelle atmosphère ? Nommez sa fébrilité ou son angoisse, ses pensées, ses émotions.

Deuxième temps

C’est l’instant de la rencontre : comment se passe-t-elle, avec quels gestes, quelles paroles ?

Troisième temps

C’est l’instant de la séparation.

Pensez bien à l’espérance existentielle de votre narrateur, celle qui le lie à l’artiste. Pour Jeanne, ce qui lui importe c’est d’être touchée (d’où l’invention narrative par l’auteure Claudie Gallay de cette performance artistique de l’embrassade). Pour votre narrateur, quel pourrait être l’acte ou le geste ou la parole symbolique essentielle, lors de cette rencontre extraordinaire ?

 

Lecture

Claudie Gallay est déjà l’auteure d’une douzaine de romans aux Éditions du Rouergue (Seule Venise, Les Déferlantes, etc.). Elle aime explorer la mélancolie et la grâce des paysages intérieurs. Dans La beauté des jours, une intrigante citation éveille la curiosité dès la première page : « Le premier homme de la préhistoire qui composa un bouquet de fleurs fut le premier à quitter l’état animal : il comprit l’utilité de l’inutile » (Okakura Kakuso). Et on retrouve cette phrase énigmatique, dite par l’un des personnages, au milieu de l’histoire, comme si elle en constituait le cœur même, ce qui en faisait battre les pages. L’amour de l’art paraît inutile, les autres le jugent souvent inutile mais, par détour, l’air de rien,  il peut sauver les existences. Entre Jeanne et l’artiste Marina Abramovic, c’est un mariage détonnant et totalement hors du temps : entre le monde abstrait et spectaculaire de la performance et le quotidien d’une femme simple, entre la violence et la douceur. C’est ce lien « surréaliste », cette fusion atypique des deux personnages féminins, qui m’a accrochée d’emblée et cueillie au fil des pages. Par curiosité vous pouvez  re-visionner cette vidéo –  qui constitue peut-être la scène de départ, la source d’inspiration de l’intrigue de La beauté des jourshttps://www.youtube.com/watch?v=FO7xqz9FDT8

En 2010, au MoMa, lors d’une performance qui dure 700 heures, Marina Abramovic, en gardant le silence, rencontre les regards de passants qui veulent bien s’asseoir en face d’elle. Lorsque un ex-amour, Ulay, qu’elle n’a pas vu depuis trente ans, depuis leur séparation sur la muraille de Chine, s’assoit, elle sort de son immobilisme, lui prend les mains, pleure.

E. P-D.

Emmanuelle Pavon Dufaure est comédienne, auteur de théâtre, elle a fondé en 2012 la Compagnie du Murmure, fabrique d’écriture théâtrale pluridisciplinaire. Elle animera à Paris du lundi 16 juillet 2018 au jeudi 19 juillet 2018 « Écrire la danse« , un stage qui, grâce à l’appui d’un danseur chorégraphe, permettra d’ouvrir un dialogue riche et ludique avec son propre corps, sous la forme d’esquisses d’écriture.